L'HOMME QUI N'EXISTE PAS
Conte fantastique (1990)

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Ce soir-là, en sortant de chez Dodin Bouffant, je pris congé de Gerwitz sur la place Maubert. Il était environ neuf heures et demie. Après une dernière poignée de mains, mon agent monta dans un taxi tandis que j'achetai "France-Soir" à un crieur attardé.

Nous avions admirablement dîné: saumon cru, filet de saint-pierre, crottin de chavignol, le tout arrosé d'un chablis sans défaut. Me sentant en pleine forme, je décidai de me dégourdir un peu les jambes dans les ruelles des environs puis de voir un film avant de me coucher.

J'atteignis Saint-Julien-le Pauvre jetant un regard ému sur les lignes parfaites de la petite église modestement blottie au fond de son square désert. Je tirai mon vieil harmonica de la poche de mon trench et jouai un air très ancien et quelque peu nostalgique. L'arrière automne ornait ce coin du vieux Paris d'une exquise gaze de brume.

Soudain, dans une déchirure du brouillard, Notre-Dame apparut altière, élégante, sublime, parée de toutes ses dentelles et de ses joyaux de pierre blanche.

Tout en caressant mon instrument de mes lèvres, je revins sur mes pas en flânant.

Je venais de franchir le boulevard Saint Germain, non loin duquel j'avais garé ma voiture, lorsque un monticule de terre et de cailloux amoncelés sur le trottoir barra ma route. Je longeai ce remblai d'une galerie de travaux EDF quand, au coin de la rue des Carmes, mon regard fut attiré par un objet brillant.

Je le ramassai d'une main négligente. C'était un petit cordon de soie doré. J'allais l'abandonner à son sort lorsque, tirant dessus, je découvris une sorte de statuette d'os ou de terre cuite, de forme humaine. Je secouai la terre qui y était attachée et sans réfléchir davantage je mis l'objet dans la poche de mon imperméable et gagnai le Cluny Palace tout proche.

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Une minute plus tard je me trouvai confortablement installé dans une salle aux trois quarts vide où l'on passait "l'Exorciste", un bon vieux film que je n'avais encore jamais eu le temps ou la curiosité de voir.

Autour de minuit, vers la fin du spectacle, - mais était-ce dans le film ou dans la réalité ? - une cloche lugubre sonna douze coups. Un frisson d'angoisse me secoua. Pétrifié par cette sensation inconnue, je regardai mes voisins. Très peu de personnes dans la salle. Trois sièges à ma droite, un jeune vieillard ronflait. Deux sièges devant moi un couple s'occupait de lui-même plutôt que de l'écran. En me retournant je devinai vaguement un bras dénudé et une seringue manipulée par des doigts fébriles. Manifestement ce film fantastique n'intéressait pas grand monde.

A minuit-dix, à la sortie du cinéma, je m'aperçus avec agacement que j'avais perdu mon portefeuille.

Je retournai dans la salle en compagnie d'une ouvreuse ensommeillée, mais j'eus beau regarder sur et sous les sièges aux alentours de la place que j'occupais tout à l'heure, je ne retrouvai pas mon bien. Seuls des emballages froissés d'"esquimaux glacés", une seringue vide, des capotes anglaises et des kleenex usagés jonchaient la moquette.

Dehors, sur le trottoir, je me dis "tant pis pour les papiers et l'argent, j'ai encore mes clés, je peux rentrer chez moi".

Je partis à la recherche de ma voiture, une 504 grise, garée devant le musée de Cluny.

Je vous le jure, je n'ai pas bu de la soirée plus d'une demi-bouteille de chablis, à table, voici plus de trois heures. J'étais donc parfaitement à jeun. Pourtant, mon auto demeura introuvable.

A la place où il me semblait l'avoir laissée, une voiture de quatre saisons occupait le pavé, bâchée de vert, ironique et provocante.

J'entendis un ricanement derrière moi. Je me retournai. Une gargouille gothique me narguait du haut de son toit.

Contrarié, j'hésitai sur le parti à prendre. Déclarer sur le champ le vol de ma voiture ainsi que la perte de mes papiers ou rentrer chez moi.

A pied je me rendis au commissariat de la place du Panthéon, où un fonctionnaire exténué m'accueillit sans enthousiasme.

- C'est pourquoi ?

Je lui exposai mon problème.

- Repassez demain matin. Je suis tout seul cette nuit, mes collègues sont de patrouille.

Je me dirigeai vers le boulevard Saint-Michel où j'espérais trouver un taxi.

Le portefeuille d'abord, l'auto ensuite, c'était assez pour la journée !

Me restait-il assez d'argent pour payer le taxi? Du fond de mes poches je ramenai un trousseau de clés, de la monnaie, un harmonica, "France-Soir", une carte magnétique pour le téléphone public, deux pièces de dix francs, un mouchoir, la petite statuette au cordon de soie et deux billets de cinquante francs tout froissés. C'était suffisant !

Je hélai une voiture en maraude. En un quart d'heure je fus chez moi, Faubourg St Honoré, tout près de la place des Ternes. Je réglai la course, sortis mon trousseau de clés et me dirigeai vers la porte cochère.

J'allais composer le code lorsqu'un inconnu sortit de mon immeuble. Il retint le lourd battant pour me laisser passer, me salua avec une sorte de condescendance amusée à la manière d'un acteur de la Comédie Française, s'inclinant très bas, un grand chapeau de feutre noir à la main, dont il parut balayer le sol à mes pieds en étouffant à peine une sorte de rire sarcastique. Il me rappelait Michel Simon dans la "Beauté du Diable".

Fatigué, je ne prêtai guère attention ni à sa mine ni à son comportement étranges.

Sans chaleur, je répondis à son salut et m'engouffrai sous le porche. Deux étages à pied. Sans ascenseur.

Devant ma porte, je soufflai un peu. La plante verte dans son bac de bois qui ornait le couloir près de mon atelier d'artiste, n'y était plus. Pourtant sur le parquet ciré, entre le mur et le tapis bleu, j'en distinguais encore l'empreinte claire.

Bizarre !

J'introduisis la première clé dans la serrure du bloc-barre. Elle ne pivota pas. J'engageai la clé dans le verrou principal un "Muel" huit crans tout neuf.

Échec complet.

Une mauvaise sueur perla à mon front, mon trousseau trembla dans ma main moite.

Je reculai d'un pas, observe le couloir. Je ne me trompais pas. J'étais bien chez moi, devant la porte de l'appartement en duplex dont je suis propriétaire et je n'étais pas saoul.

Perplexe, j'observai la porte de mon voisin architecte. Tout semblait conforme : le cordon de la cloche qui doublait le bouton de sonnette, pas de nom, mais par sécurité nous restions le plus souvent dans l'anonymat. Ma voisine d'en face, publiciste au Figaro, disposait d'une plaque professionnelle. Elle y était. A gauche, une charmante vieille dame sortie tout droit d'un dessin de Jacques Faizant punaisait toujours un petit billet SONNEZ FORT sur le chambranle. Il était en place.

J'essayai à nouveau les clés. En vain. Je sonnai à ma propre porte. Le carillon électrique discret que j'avais fait installer voilà quinze ans fonctionnait.

J'insistai.

Personne ne répondit. Pourtant, en prêtant l'oreille, il me sembla entendre derrière le battant comme un frôlement, suivi d'un craquement de parquet.

Je resonnai en frissonnant de fatigue. L'oreille collée à la boiserie, j'écoutai, plus rien ! J'avais rêvé.

J'envisageai toutes les hypothèses : cambriolage, amnésie, ivresse, farce ! Je pinçai mon avant-bras. Je sentis mes doigts sur ma peau. Un canular peut-être, une bonne grosse farce comme nous en faisions dans le temps avec mon ami Yonnet ?

C'était probablement cela !

Un jour nous avions démonté le cabriolet sport d'un de nos copains, fana de vieilles voitures, qui adorait sa bagnole, dorlotait sa torpédo comme une maîtresse. Avec l'aide d'un mécanicien complice, nous l'avions remontée pièce à pièce dans le salon de son pavillon de Versailles !

Chez William Fallet, bouquiniste, qui habitait un pigeonnier Louis XIV sous les toits de la place Dauphine, nous avions invité six cents officiels dont le tiers avait répondu à l'appel avec épouse, maîtresse ou gigolpince pour lui remettre le Grand Prix de l'Académie Universelle qui n'existait pas !

Bien sûr, étais-je bête ! C'était la réponse, vingt ans après nos canulars, du berger à la bergère !

Certes, mais Jacques Yonnet était mort et les autres compagnons de la "Chorale des petits éthyliques du Pont-au-Double" dispersés !

Soudain mon sang se figea. Pourquoi donc avais-je pensé à ces amis spécialistes de l'étrange et du fantastique, d'envoûtements, de messes noires et autres maléfices ? Pourquoi? Il n'y avait dans mes mésaventures de cette nuit nul mystère. Rien que de très banal jusque là !

J'essayai une fois encore mes clés, ma sonnette. Sans effet ! Par acquit de conscience je soulevai le paillasson devant la porte. Je ramassai une enveloppe kraft sans nom ni adresse.

D'une main fébrile, je l'ouvris et y trouvai un livre de poche anglais: "Witchcrafts and Spells". Je le feuilletai d'abord nerveusement, puis plus détendu. C'était un petit opuscule traitant de sorcellerie. Voilà bien la preuve du canular !

Je décidai, malgré l'heure tardive, de réveiller l'ami le plus capable d'être l'auteur de cette blague.

Il était 1 h 10.

Au pied de mon immeuble j'avisai une cabine téléphonique, usai de ma carte des PTT. Après plusieurs appels, Pierre Traissac finit par répondre d'une voix ensommeillée :

"Allo ? Jean qui Saga ? Ah oui ! l'oncle Sagamore ! Il rit de son bon rire que j'eusse reconnu entre cent mille, avant de marmonner quelques mots indistincts et de raccrocher.

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J'essayai Chiffon. Une de mes amies, intime et libérée. Je ne reconnus pas sa voix. Elle ne devait pas être seule. Elle partageait certainement son lit avec un coquin, ou une coquine, car Chiffon naviguait à voiles et à vapeur et n'aimait pas dormir seule.

- Jean Saga ? Connais des tas de Jean mais pas de Saga. Elle pouffa comme elle eût fait d'un bon mot. Je regrette ! Si c'est une nouvelle façon de draguer, essayez demain, cette nuit je suis déjà en mains et j'ai sommeil.

Je reposai le combiné perplexe.

Je me résignai à passer la nuit dans un hôtel voisin où j'étais connu pour y héberger de temps à autre des amis de passage: la RÉSIDENCE ST-HONORÉ.

Après tout si je n'avais pas assez d'argent sur moi je disposais de deux comptes en banque bien fournis, dans des agences proches et demain serait un autre jour.

Le veilleur de nuit dormait. Je le réveillai doucement. Les concierges n'aiment pas être éveillés brutalement.

Il ne me reconnut pas. Après tout ce n'était qu'un employé subalterne. Il me tendit une clé, voulut m'accompagner. Voyageur sans bagages je lui dis que je me débrouillerais très bien tout seul.

Il n'insista pas. Dès que j'eus le dos tourné il replongea dans son sommeil.

Dans l'ascenseur, je sursautai. En pleine lumière, face au miroir qui occupait toute la paroi, je ne me reconnus pas ! Les cheveux gris poivre et sel, un visage allongé, bronzé de vieux loup de mer, sans âge ni embonpoint. Je me penchai, vérifiai la couleur de mes yeux, la forme de mon nez. Les uns bleus, l'autre droit.

Je connus un bref instant de panique avant de me ressaisir. Je touchai une de mes joues, le nez. C'était bien moi, mais l'image reflétée par la glace de l'ascenseur ne me ressemblait pas du tout.

Une fois dans ma chambre, je me précipitai vers la salle de bains afin de m'examiner plus à fond.

Pas de doute : je n'étais plus moi !

Couché tout habillé sur le lit, je réfléchis à mes mésaventures le plus froidement possible. Je trouvai de nouvelles explications à ce qui m'arrivait: l'amnésie, la folie ou la drogue. Peut-être, étais-je en plein "voyage", shooté à mort ?

Pour vérifier l'état de mes facultés je récitai à haute voix la "Chanson du Mal-Aimé" en son entier, n'hésitant qu'à deux ou trois reprises; je récapitulai la table de multiplication, les nombres premiers; m'interrogeai sur les capitales de divers pays etc. Tout parut en ordre, je n'étais ni fou ni drogué !

Amnésique alors ? Je me remémorai les principaux épisodes de ma vie. Naissance à Monaco. Le 22 novembre 1931. De parents suisses. Tiens ! C'était mon anniversaire aujourd'hui. Ceci avait il un rapport avec tout cela ? Enfance. Collège. Fugues. Voyages. Amours. Ma vie entière défila. La mémoire semblait intacte.

J'installai mes lunettes et ouvris France-Soir. J'en lus les principaux titres pour terminer par l'horoscope. Je souris. Le mien disait:

"Ne bougez pas de chez vous ce week-end. N'entreprenez rien, ni spéculation, ni démarches, ni voyage. La Lune et Saturne sont ligués contre vous. Si vous êtes né un 22 novembre, un événement extraordinaire pourrait transformer votre vie d'une manière tout à fait inattendue"

Je refermai le journal, me déshabillai et me couchai. Mais le sommeil ne vint pas. Je me relevai, fouillai les poches de mon imperméable à la recherche du livre trouvé devant ma porte. Je ramenai en même temps l'objet déjà oublié que j'avais ramassé dans la rue.

Je le regardai avec plus d'attention. C'était une sorte d'amulette représentant un androgyne au ventre proéminent, avec un sexe indécent et des seins volumineux. La tête incrustée de deux pierres bleues à la place des yeux portait des oreilles munies de filaments pareils à des cheveux. La chose paraissait sertie sur un cordon de soie d'un seul tenant, sans boucle ni fermoir. Je passai l'objet sous l'eau pour le nettoyer de ses impuretés et le posai sur ma table de nuit.

Puis j'ouvris le livre, décidé à lire quelques pages qui m'aideraient à trouver le sommeil. Mais là, nouvelle surprise, je n'y trouvai que des pages blanches. Une demie heure auparavant pourtant, devant ma porte, j'étais bien sûr, en le feuilletant, d'y avoir vu du texte imprimé, en anglais !

Là, plus rien ! Seule la couverture portait en caractères agressifs les trois mots "Whitchcrafts and Spells". Sans nom d'auteur ni d'éditeur.

Je me mis à rire. Un peu jaune il est vrai, mais je ris. Je ne suis pas du tout sensible à l'étrange ni vulnérable aux sciences occultes ou à la magie. Cartésien, lucide mais fatigué, je décidai de dormir sur ces mystères et boules de gomme et que demain serait un autre jour. J'eus l'impression que l'ambiance morbide de L'EXORCISTE débordait dans ma vie.

Pour m'endormir, je me mis à compter des moutons, puis des nuages, puis des galets roulant sur une plage, enfin des fétiches en terre cuite aux yeux bleus.

Dimanche matin. Le soleil me réveilla. Déjà haut dans le ciel il annonçait au moins dix heures. Je m'habillai et fus surpris de me retrouver plus svelte, dans un complet bien ajusté, moi qui jusqu'à ce jour me représentais sans indulgence comme un grand blond boudiné !

Hanté par les événements de la nuit, j'appelai le standard, commandai un plantureux petit déjeuner, téléphonai à tout hasard chez moi, sans succès, puis essayai tour à tour Hervé Debout, Pierre Traissac, Chiffon et mon ex-épouse à New-York.

Hervé me demanda qui j'étais, moi, son meilleur ami ! Lorsque j'eus décliné mon identité il me répondit que je devais faire erreur, qu'il ne connaissait pas de Jean Saga !

- Mais enfin, Hervé tu reconnais ma voix tout de même, et tu te souviens bien de...

Là, je lui contai une anecdote que nous étions certainement seuls à connaître.

- Certes, mais cela m'est arrivé avec JRC, pas avec vous. Et JRC est mort. C'est une très mauvaise blague !

- Tu te rappelles tout de même que j'ai dîné chez toi avant hier ? Avec ta femme, tes deux enfants et ta belle-mère, Mignonne ?

- Ecoutez Monsieur, qui que vous soyez, votre plaisanterie a assez duré. Soit vous vous présentez sous votre véritable identité soit vous me permettrez d'en rester là. Je suis trop occupé pour jouer à vos petits jeux de potache attardé !

Comme je restai quelques instants sans voix au bout du fil, il interrompit la communication.

Pierre Traissac, quant à lui, partit de son beau grand rire sonore, avant de susurrer dans le combiné:

- Jean Saga ! Encore toi ! Le fantôme de l'oncle Sagamore ! Une bonne vieille Série Noire. C'est une histoire belge. Goûtez-moi cette farce ! Car le fard plaît aux dames. Je suis en train de mijoter pour Bibiche un caneton à la russe. En veux-tu ?

Sacré Traissac, il me fit son numéro habituel. Étourdissant. Malgré moi il me forçait à sourire. Chacune de ses phrases, à son habitude, honorait l'art du contrepet. Et maintenant il allait me raconter une histoire. La dernière de son répertoire.

Cela ne fit pas un pli. Il me sortit une histoire belge assez abominable.

Ce fut moi qui raccrochai.

J'appelai Chiffon.

Me souvenant du code, je laissai sonner trois fois, coupai la communication, recomposai le numéro... deux fois de suite.

chiffon
 

Lorsque je l'eus en ligne elle répondit elle même mais en se faisant passer pour un répondeur: "Vous êtes chez une péripatéticienne séronégative. Ne quittez pas, mes filles jouent dans les pièces du fond avec des piles de boîtes de conserve. Elles vont tout casser. Si vous voulez un rendez-vous il me faut les tasses de pommes".

Je pouffai. Elle n'avait pas changé. Elle exigeait toujours un mot de passe avant d'engager la conversation.

A tout hasard je susurrai une phrase utilisée autrefois:

- La vache qui rit sous une nichée de pinçons.

Il y eut un silence angoissant. J'entendis pourtant le souffle de ma correspondante dans l'appareil. Tel un halètement. Puis elle posa doucement le combiné comme saisie de panique.

Tout cela devenait franchement loufoque. Insensé. J'étais bien Jean Saga. Un type normal, efficace, célibataire et décidé.

J'avalai mon petit déjeuner, laissai ma clé au concierge de l'hôtel, lui dis que je conservais la chambre. Puis, quatre à quatre je bondis chez moi, essayai à nouveau mes clés. Toujours en vain.

Je sonnai à la porte de mon voisin architecte. Il vint me répondre en robe de chambre.

Je lui tendis la main:

- Ouf ! Enfin ! Cher ami vous allez pouvoir me tirer d'affaire. Monsieur Charlier me dévisagea froidement, sourcils froncés et s'enquit:

- Que me voulez-vous Monsieur ? Avons nous l'honneur de nous connaître ?

Je ripostai par un large sourire:

- Jean Saga, votre voisin !

Il écarquilla les yeux, porta un doigt impertinent à sa tempe en murmurant: "Dans quel monde de cinglés vivons nous !" Il referma sa porte lentement, comme à regrets, me laissant sur le seuil à la fois éberlué et perplexe. Il y a pourtant au moins vingt ans que nous nous connaissons.

Cette fois la coupe était pleine.

Je descendis l'escalier en courant, franchis la rue d'un bond, et, hors d'haleine, réquisitionnai le téléphone du bar de la Mascotte. Enfermé dans la cabine téléphonique j'appelai S.O.S.

Vingt minutes et trois cafés plus tard une fourgonnette aux armes de la firme déposa sur le trottoir un homme en cotte que je happai au passage et pilotai vers mon étage.

L'homme de l'art examina attentivement la serrure, puis le panneau de chêne, hocha la tête avant de déclarer:

- Vous vous n'avez rien à craindre des cambrioleurs avec une pareille porte, Monsieur !

- Ah bon !

- Un véritable coffre-fort ! Une chambre forte, voilà ce que c'est ! Incrochetable ! A moins de découper le battant au chalumeau je ne peux rien pour vous. Mais je n'ai pas l'outillage nécessaire avec moi. Il me faudrait aussi une pièce d'identité et une autorisation écrite du propriétaire.

- C'est moi le propriétaire !

- Alors je peux revenir demain matin. Vous me devez deux cents francs pour le déplacement.

Furieux, je lui dis que je n'avais pas un sou sur moi, que je comptais sur lui pour me faire entrer et que puisqu'il ne pouvait rien faire il en serait pour ses frais.

Le plantant là, sur mon palier, je tournai les talons et gagnai le commissariat voisin d'un pas décidé. En route, entre deux pensées qui se bousculaient, contradictoires, je m'étonnai de mon allant. Depuis des années je ne courais plus et marchais plutôt pesamment, essoufflé au moindre effort. Ce matin il me semblait avoir retrouvé mes jambes d'adolescent.

Dans le bureau crasseux d'un bâtiment préfabriqué, un officier de police désabusé, me demanda d'une voix fatiguée:

- C'est pourquoi ?

Je lui servis ma petite histoire... depuis le début : le dîner, le film, mon portefeuille perdu, la voiture disparue, le commissariat du Panthéon, le taxi, les clés ne fonctionnant plus dans les serrures, S.O.S... etc.

Mon interlocuteur était un type fluet, chétif, pâlichon, au cheveu rare. De l'espèce à ne pas laisser sortir un jour de tempête de peur que le vent ne l'emporte.

Il se gratta le front, parvenant ainsi à rassembler quelques idées.

Me reluquant d'un air mi-dubitatif mi-inquiet à travers des lunettes de myope, il me demanda:

- Que puis-je pour vous exactement  ?

Surpris par cette formule précieuse dans sa bouche démeublée aux lèvres rares, j'allai droit au but:

- Ma foi, si vous vouliez bien, après avoir enregistré mes déclarations de vol et de perte m'accompagner chez moi, avec un serrurier, afin de constater que tout ce que je vous raconte est bien exact...

Il se gratta encore la tête, côté nuque. Après quoi son doigt erra d'une narine l'autre, avant de se prélasser voluptueusement dans une oreille. Il n'osa tout de même pas en ma présence offrir à sa bouche les croûtes qu'il en ramena.

Il me dit:

- Monsieur, je suis inspecteur principal, il est dimanche; la plupart de mes collaborateurs se reposent ou baladent leur femme et leurs moujingues dans la nature. Et moi je moisis ici. Astreint à ma permanence je ne puis quitter le commissariat sans en référer à mes supérieurs. Je vais vous donner l'adresse d'un huissier de garde et d'un serrurier assermenté. C'est tout ce que je peux faire, je regrette.

- Et pour le vol de ma voiture ?

- Nous allons enregistrer votre déposition.

- Jean Saga, 235 rue du Faubourg saint-honoré, 504 grise immatriculée 506 FGG 75.

Il vérifia sur son terminal Bull les enlèvements en fourrière, les vols déclarés, les voitures retrouvées et se figea avant de me demander:

- Vous n'avez vraiment pas la carte grise ? - Non, elle se trouvait avec mes autres papiers dans le portefeuille perdu, pourquoi ?

- C'est que...le numéro que vous me donnez n'a pas été attribué, il n'existe pas au fichier.

Il changea soudain d'attitude à mon égard. Fronçant des sourcils soupçonneux, il pianota sur les touches du terminal, vérifia la réponse sur l'écran et annonça sarcastique:

- Jean Saga, Faubourg St Honoré, inconnu au bataillon.

Il leva sur moi un visage chafouin et satisfait:

- Dites-moi mon bon ami, tout cela ne me semble pas très catholique, attendez !

Il effleura encore le clavier de son terminal et, après quelques secondes:

- Pas de Jean Saga immatriculé à Paris ou dans les trois départements de la couronne. Saga...Saga... Vous êtes Français au moins ? Et en situation régulière ?

Je bredouillai :

- Bien sûr, et je suis propriétaire de mon appartement, affilié à la sécurité sociale, électeur, j'ai une voiture... ou plutôt j'en avais une, et je paie des impôts. Tout le monde ne peut pas en dire autant.

Pendant que j'élucubrais de la sorte pour ne pas perdre contenance, le principal postillonna dans son interphone:

- Durand ! Arrête de te curer le nez et laisse tomber ta bande dessinée.

Viens ici, fissa.

L'instant d'après, le dénommé Durand qui était à l'inspecteur principal ce que Stan Laurel fut à Hardy, surgit en se faufilant avec peine entre les deux montants de la porte. Il salua, raide, son énorme bide en avant:

- A vos ordres, chef !

- Mets-toi au piano et enregistre la déposition de Monsieur depuis le début. Durand n'avait pas dû suivre le cours Pigier de dactylographie avec beaucoup d'assiduité. Il tapa sur le clavier de l'ordinateur de ses deux index maladroits, rectifiant souvent le tir. Heureusement que le programme de son Bull corrigeait automatiquement les fautes d'orthographe les plus criantes.

Quand cela fut terminé, une heure plus tard, les deux poulets se consultèrent des yeux et je vis à leurs regards d'intelligence complice qu'ils me prenaient l'un pour un cinglé, l'autre pour un suspect.

L'officier se gratta derechef l'occiput avant de décider:

- Durand, emmène Monsieur.

- Oui chef !

commissaire

Nous passâmes dans le bureau voisin. Sordide. Avec des relents de tabac refroidi, deux vieux placards dont même des balais n'eussent pas voulu, des piles de dossiers liés par des sangles et des ficelles, et des souris que Durand fit fuir d'un mouvement de pied rageur.

Les cloisons de la pièce étaient si minces que le policier et moi entendîmes à peu près tout ce qui se disait à côté. Pour se couvrir, l'officier en avait appelé à son divisionnaire. Après un bref exposé des faits, son correspondant parut l'interroger:

- Rien au sommier ?

- Non Monsieur !

- Pas de casier ?

- Négatif !

- Au service des disparus ?

- Rien.

- A la recherche dans l'intérêt des familles ? Aux cinglés ?

- J'ai tout vérifié. Il ne figure nulle part, ni au bottin, ni au sommier, ni même à l'annuaire !

- Vous avez appelé les RG et la DST ?

- Oui, bien sûr !

- Aucun délit? Pas de plainte? Eh bien il faut le relâcher mon vieux.

- Mais sauf votre respect Monsieur le Commissaire, je ne l'ai pas arrêté. Il est venu ici de son propre chef. Il me demande seulement de l'accompagner chez lui avec un serrurier.

- Ni plainte ni délit ce ne sont pas nos oignons. Qu'il prenne un avocat !

- Bien commissaire. Pardonnez-moi de vous avoir dérangé un dimanche. Au revoir !

- Attendez Vidal ! J'ai une idée. Je vais vous envoyer un fouille-merde. Il n'y a rien de mieux que ce genre de type pour vous monter un fait divers en scoop. D'un chat perdu il vous fabriquera un hold-up avec prise d'otages et d'un chien écrasé un attentat terroriste ! Pendant qu'il s'amusera avec votre amnésique, il me foutra la paix dans l'affaire Trouduc !

L'officier pria Durand de nous préparer des cafés. Une demi-heure plus tard Dino Righini de Paris Match nous rejoignit au commissariat. C'était un sympathique gaillard jovial et tout en rondeurs, vêtu comme l'as de pique, à la dernière mode, avec une négligence très étudiée.

Après un bref échange de politesses avec ces Messieurs de la Police, nous montâmes chez moi, au 235 du faubourg St Honoré. Il essaya lui-même les clés le plus discrètement possible, hésita quelques secondes devant ma suggestion d'interroger mes voisins en ma présence. Il y renonça provisoirement.

Il m'emmena ensuite à la Brasserie Lorraine où il m'offrit à déjeuner: belons, sole meunière, pouilly.

Entre les plats, avant de me tirer les vers du nez, Dino me tira le portrait de face et de profil avec son Minox.

Je lui narrai mes mésaventures depuis la veille, passant sous silence les quelques détails par trop insolites, pour ne pas rendre mon histoire invraisemblable. Il prit des notes. Il me demanda le titre du film et le nom du cinéma. Je lui dictai mes nom, âge, et lieu de naissance. Bref tout ce qui caractérise mon identité.

- Marié?

- Divorcé.

- Des enfants ?

- Non.

A l'énoncé de ma profession, il releva:

- Musicien ?

- Oui, compositeur de musique. Mais je joue de plusieurs instruments: harmonica, piano, flûte, violon et violoncelle.

- Quel genre de musique ?

- Classique. Ce que l'on appelle classique par opposition à la musique de genre ou de variétés.

- Vous avez déjà été joué bien sûr ?

- Oui. Musiques de films principalement et une œuvre plutôt hermétique appréciée de quelques spécialistes. Mais je dispose de plusieurs inédits que je me réserve de présenter à mon heure.

- Votre imprésario ? Car vous avez un imprésario je présume ?

- Gerwitz à Londres. C'est en le quittant hier soir que je suis allé au cinéma et que tout a commencé.

- Vous en vivez ?

- De ma musique ? Ma foi oui, mais j'ai quelques biens hérités de mes parents qui me mettent à l'aise et me permettent de prendre des risques.

- Pardonnez mon indiscrétion... vous vivez seul ?

- Absolument ! Résolument !

Righini sourit.

- Tout à fait entre nous je suis marié, père de famille et totalement insatisfait et frustré sur le plan personnel, heureusement que j'ai mon travail ! Je vous envie...

- J'ai résisté, lutté ! Je n'ai aucun mérite.

- OK. Votre cas m'intéresse. On va tâcher de bâtir quelque chose avec tout ça. Mais vous permettez que je vérifie avant d'entreprendre quoique ce soit.

Après le déjeuner nous allâmes à son bureau, aux Champs-Élysées. Il passa quelques coups de fil qui ne donnèrent rien car nous étions dimanche. Il me confia pendant une demi-heure au photographe du journal qui me mitrailla sous tous les angles, avant de me raccompagner à l'hôtel où il régla trois nuits et me remit deux billets de cinq cents francs en avance sur mes frais.

J'hésitai avant de les accepter. Mais comme j'étais complètement démuni, je promis de les lui rembourser dès l'ouverture des banques, le lendemain.

- Laissons cela ! Je passerai vous prendre vers neuf heures du matin. Ah ! j'oubliais, vous permettez que j'emporte votre carnet d'adresses ?

Je faillis refuser. C'est la seule chose qui me restait.

- Oui, mais ne le perdez pas... Ce serait une catastrophe pour moi.

- Je vous le rendrai demain, je n'en garderai que des photocopies.

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II

Je fis quelques emplettes urgentes à la pharmacie: brosse à dents, dentifrice, kleenex, rasoir, etc. Une bonne sieste absorba deux heures, puis j'allai voir un film qui me mit dans le bain "Je suis une légende".

En quittant le cinéma je ne sus plus si j'étais Jean Saga ou le héros du film. Je descendis l'avenue Wagram à pied dans un état second, m'installai à la terrasse de la Mascotte en face de chez moi et commandai une fine.

Le soir tombait. Je fis tourner mon "fétiche" autour de son cordon doré.

Par pudeur j'avais tu cet épisode un peu trop farfelu de mes dernières aventures lorsque je me confessai à Dino. Il serait toujours temps d'y revenir plus tard.

En levant les yeux vers mon appartement, je découvris la verrière tout illuminée, la porte-fenêtre ouverte et je me tenais moi-même accoudé au mini balcon en train de regarder la terrasse où j'étais.

Moi tel que je fus et non pas tel que je suis. Nos regards se croisèrent et il y eut comme une décharge électrique. Un éblouissement.

Quand j'ouvris à nouveau mes yeux, mon atelier était plongé dans le noir, la porte-fenêtre fermée et moi disparu. Décidément cela n'allait pas très fort. Voilà que j'avais des visions.

Je bus une seconde fine et allai me coucher. Ma nuit fut peuplée de cauchemars. Hervé, Pierre, Chiffon et Dino dansèrent autour de moi, un véritable sabbat.

Lundi matin, à dix heures, mon petit déjeuner absorbé depuis longtemps, je commençais à m'impatienter.

Le commissaire Vidal m'appela pour me demander si j'avais retrouvé mes esprits et si tout allait bien.

Je lui rétorquai que je n'avais pas perdu autre chose que ma voiture, mon portefeuille et peut-être mon identité, mais qu'à part ça tout allait bien !

- Et Righini, il mord à l'appât  ?

- Je crois que mon cas l'intéresse. Nous allons voir s'il saura débrouiller l'écheveau.

- OK. Bonne chance  !

Dino arriva peu après.

- Bon j'ai vérifié pas mal de choses dans votre vie. J'ai appelé au hasard plusieurs numéros de votre carnet d'adresses. Chou blanc ! Alors de deux choses l'une, ou bien vous êtes totalement amnésique et vous faites une crise d'identité, ou bien vous êtes un farceur et un très habile simulateur  !

Je haussai les épaules. Le journaliste poursuivit: - Je vais être franc. Jean Saga n'existe pas. Aucune personne de ce nom n'est immatriculée à Paris. Le 22 novembre 1931 aucun nouveau né ne fut déclaré sous le nom de Saga dans la principauté de Monaco. Tenez, j'ai la liste des naissances entre le 20 octobre et le 31 décembre 1931 dans la Principauté. Il n'y en a pas des centaines ! A Londres, il existe bien un imprésario du nom de Gerwitz mais son secrétariat ne vous connaît pas.

sthonore
 

Au 235 de la rue du Faubourg Saint-Honoré l'appartement que vous nous indiquez comme étant le vôtre est inhabité depuis des années. Il appartient à une société civile et immobilière suisse en liquidation. Mais vous êtes ici, devant moi, en chair et en os, vous m'êtes sympathique et votre cas m'intéresse. Si vous êtes d'accord nous allons mener l'expérience ou la plaisanterie jusqu'au bout. Nous allons vérifier tous vos dires. D'abord les banques.

Nous nous y rendîmes.

J'y étais inconnu.

Le numéro de compte de la BNP dont je me souvenais par coeur, car j'avais le même depuis plus de quinze ans, existait bien mais n'avait pas de titulaire. Aucun employé ne me reconnaissait alors que vendredi dernier j'étais venu retirer de l'argent et remettre des chèques. Au CCF de la place des Ternes même topo. Numéro de compte existant, mais pas de titulaire depuis longtemps. Et Bibi inconnu !

En sortant du CCF je sentis que Righini allait flancher. Il ne semblait plus tellement croire à mon histoire et me regardait déjà comme un rigolo. Au point où nous en étions, j'y allai franchement:

- Vous ai-je dit que depuis hier matin, en rentrant du cinéma, je n'ai plus le même aspect, le même visage, la même silhouette ? Vous ai-je avoué que je me reconnaissais plus moi-même ?

Le journaliste me dévisagea, dardant sur moi un regard sans complaisance.

- Si vous vous foutez de moi, nous allons bien voir, grommela-t-il. Venez !

D'un coup de sa BM nous gagnâmes l'hôpital Sainte-Anne où le célèbre professeur Finkelbaum nous reçut sans attendre. Il m'interrogea longuement. Il me fit subir plusieurs examens et de nombreuses analyses. Électrocardiogramme, encéphalogramme. Radios. Prise de sang, urine. Et en douce: Scopolamine.

Il me questionna sur mon passé, sur le présent, testa mes réflexes, mon savoir. Me fit jouer de plusieurs instruments de musique.

Puis, aux questions de Righini, et avec mon autorisation, il délivra son diagnostic:

- Monsieur Jean Saga est parfaitement sain d'esprit et de corps, avec un QI au-dessus de la moyenne et nulle tare apparente, d'aucune sorte.

Le Dr Finkelbaum me fit passer dans l'antichambre où je me rhabillai et resta seul avec le journaliste.

Rien ne filtra de leur entretien à travers la porte capitonnée.

Lorsque Righini et le Professeur réapparurent, une assistante apporta les résultats des premières analyses.

- Eh bien m'enquis-je ?

-Tout va bien, tout va pour le mieux, assura Finkelbaum. Un seul détail curieux: votre groupe sanguin.

- Ah ?

- Il n'existe pas. Vous êtes à ma connaissance le seul homme à disposer de ce type de sang ! Je vais pousser les examens plus avant. Je vous tiendrai au courant.

Se tournant vers le journaliste, le médecin dit avec un clin d'oeil:

- Reste la simulation. A vous de démasquer l'imposture. Mais elle semble superbement jouée, si imposture il y a !

Plantant ses yeux dans les miens tout en me serrant la main d'une poignée vigoureuse, son regard dérapa vers mon col. Là, entre les revers de mon veston, pointant le nez de dessous la cravate, la petite statuette de terre cuite que j'avais ramassée Boulevard Saint Germain l'avant veille, le frappa.

- Tiens  ! c'est un objet curieux que vous portez là. Vous permettez ?

Il le prit entre ses doigts gantés, l'examina à l'aide de sa loupe de poche.

- Oh ! la belle pièce. Rare ! Très rare. Unique peut-être. Troisième millénaire avant Jésus-Christ ou davantage. Conservation parfaite. Elle a sa sœur jumelle au musée de Saint-Germain-en-Laye si je ne m'abuse. C'est une des plus vieilles figurines votives connue. Vous avez une fortune à votre cou. Et ce cordon. Ah ! mais c'est extraordinaire. Savez-vous de quelle matière est tressé ce cordon ?

- Peut-être de la soie ?

- De cheveux humains ! Vraiment très curieux. Il faudra que j'en parle à mon ami Vincent Tymo. Il prétend que ces figurines préhistoriques sont les plus anciens talismans de l'humanité, que ce sont des objets magiques. Ce vieux fou assure même que certaines d'entre elles sont "chargées", qu'elles ont des pouvoirs ! Mais je ne crois pas du tout à ce genre de choses, et toi, Dino ?

Le journaliste s'esclaffa:

- Oh ! moi tu sais, je ne crois qu'à ce que je vois et encore !

- Et vous  ?

- Moi, dis-je en frissonnant, depuis deux jours je ne crois même plus en moi-même. Il semble que je n'existe pas. Alors la magie !

- Eh bien bonne chance, Monsieur, et toi, Dino, tiens moi au courant !

fetiche
 

Nous allâmes Cours Albert I au service des Impôts. Mon identité ne troubla guère les préposés. Ils n'avaient pas de contribuable sous mon nom. Cela ne les intrigua même pas. Pour un peu j'eusse supplié: "Je veux payer des impôts, j'exige de payer des impôts !"

Peut-être que cela les eût déridés !

A la poste de la rue Balzac, idem. Pas de Jean Saga dans le secteur.

Je proposai alors:

- Pourquoi ne pas prendre un huissier, un serrurier et entrer chez moi puisque mon appartement est soi-disant vide ?

Dino réfléchit.

- Oui, pourquoi pas. Mais pour cela il faut que je sois couvert. Demander l'autorisation du propriétaire ou obtenir un mandat d'un juge. Je ne puis me permettre d'agir illégalement.

- Mais puisque c'est mon appartement, que j'habite là, au deuxième étage, troisième porte à droite, que toutes mes affaires et mes meubles, mes livres et mes instruments sont là !

- Ecoutez Jean, vous allez me jurer que tout ce que vous me dites est vrai !

- Je vous le jure !

- Je vais donc vous faire une proposition parfaitement malhonnête. Vous pouvez refuser, évidemment, mais alors je laisserais tomber et nous serions quittes.

- Voyons la proposition ?

- Vous n'avez guère d'argent et je ne suis pas philanthrope. Je vous propose donc de me signer un contrat d'exclusivité pour toute l'exploitation médiatique, presse, radio, télé, ciné, livres etc. de votre cas... étrange.

- Ma foi, je n'y vois guère d'inconvénient. D'ailleurs, ma situation présente ne me laisse pas le choix.

Nous repassâmes à Paris Match où Dino me fit signer cinq exemplaires d'un contrat d'exclusivité totale moyennant des royalties de 30% pour moi, 30% pour lui et 40% pour son groupe, de tout ce que rapporterait notre petite affaire. Une clause stipulait que s'il y avait supercherie de ma part, rien ne me serait dû.

Entre deux paragraphes j'insinuai que, n'existant pas, ce contrat n'avait aucune valeur.

Dino sursauta, me dévisagea pour voir si j'étais sérieux.

Tandis que j'apposai ma signature, les "Bon pour pouvoir" et les initiales au bas des pages, Righini appela l'avocat conseil de son journal. Après un bref conciliabule, il me fit ajouter sur tous les documents la formule: "Jean Saga ou tout autre nom ou pseudonyme sous lesquels je suis ou pourrais être reconnu".

Le journaliste vérifia les exemplaires du contrat, un à un puis appela le secrétaire général de la rédaction à qui il les soumit. Après approbation, il m'en remit un exemplaire et conserva les autres qu'il remisa dans un coffre.

Il m'administra une grande tape dans le dos, me fit un clin d'oeil, m'offrit une fine et un cigare. J'acceptai l'un et l'autre, curieux de ce qu'il allait entreprendre.

Il consulta sa montre et appela Pierre Bellemare.

- Cher ami ! As-tu déjà trouvé le candidat idéal pour la première de ta nouvelle émission de TF 1 : L'AVENTURE LA PLUS EXTRAORDINAIRE DE VOTRE VIE ?

- Idéal non. Rien qui m'excite ! Nous dépouillons. Mille candidats. Quelques histoires intéressantes mais rien de transcendant. Pourquoi ?

- J'ai peut-être quelque chose pour toi.

- Alors amène ! Je dois me décider avant demain soir.

- OK, nous arrivons.

Une heure plus tard je me trouvai assis en face de Pierre Bellemare dans les studios de TF 1 en compagnie de Righini. D'emblée cela colla entre le réalisateur et moi. Question d'ondes. Le courant passa. Sans cesser de me fixer, de me jauger, Bellemare écouta le résumé succinct de mon histoire que lui fit le journaliste.

- Cela paraît une blague mais c'est très bon pour ma première émission. Je prends Monsieur en charge. Je m'occupe de tout.

III

Bellemare leva son verre:

- Cela paraît vraiment une blague. Nous allons faire un essai. Si tout va bien, on signe demain. D'accord ?

- D'accord acquiesça Dino.

Pour ne pas passer pour un idiot ou un cave, des fois que cela ne serait qu'un canular, Bellemare mit une équipe sur mon histoire pour la vérifier, recouper, disséquer. Pendant ce temps il me fit passer un test de composition musicale devant quelques professeurs du Conservatoire. Je le passai brillamment. Puis, comme j'avais avoué des études de mathématiques, il me fit plancher devant deux mathématiciens. Le célèbre Jean Dieudonné mon idole, et le Professeur Canguilhem.

bellemare
 

Je subis des essais de caméra et de micro. Présence télégénique 8 sur 10. Ma voix également était bonne. Les premiers rushes furent convaincants. Je ne bafouillais pas, mon physique passait l'écran.

Le contrat Match-TF1 fut signé le mercredi. Je touchai un à-valoir qui me permit de rembourser les frais de Dino et de voir venir.

Le seul problème pour moi c'est que, n'ayant plus d'existence légale, je ne pouvais plus toucher de chèques... ce qui est un handicap dans notre vie moderne. Mais Righini aplanit tous les obstacles et me fit régler en espèces. La journée de jeudi fut consacrée à des rendez-vous avec la presse. Bellemare poussa les feux au maximum.

Trois jours après j'étais célèbre. On ne parlait que de moi, on ne voyait plus que ma trombine dans les gazettes et à la télé !

Durant quelques heures j'évinçai Khomeiny, Khadafi, Chirac et même Madonna ! Mon cas fut commenté par tous les médias dans l'attente de la fameuse émission du samedi :

L'AVENTURE LA PLUS EXTRAORDINAIRE qui devait remplacer au pied levé DROIT DE RÉPONSE, l'émission de Polac.

Au jour J, je connus le trac, le "big" trac. Habillé, maquillé, coiffé de frais je gardai autour du cou et sous ma cravate mon fétiche préhistorique, seul objet de valeur que je possédasse encore.

Sur le plateau douze invités, spécialistes de disciplines diverses, le Dr Finkelbaum psychiatre, le commissaire Jacques Arnal ancien patron de la Brigade Mondaine, le professeur Dieudonné mathématicien au Collège de France, le Révérend Père Rivoire exorciste près l'Archevêché de Paris, Hamine Artabane le célèbre magnétiseur, l'illusionniste Majax, le Dr Françoise Dolto spécialiste du cerveau et de la mémoire, Élisabeth Tessier astrologue, Me Jacques Vergès avocat, Tiro Bitou marabout et fétichiste extralucide, Dino Righini que nous connaissons déjà et le Professeur François Jacob. Un plateau éblouissant.

Cinq cents spectateurs invités, triés sur le volet, occupaient les gradins. Bellemare me présenta :

- Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, voici l'invité surprise de cette première émission, Monsieur X qui prétend se nommer Jean Saga. Or cet homme n'existe pas. Nous avons vérifié. Remué ciel et terre pour retrouver qui il est. Je vais vous conter ses incroyables mésaventures. Il vous expliquera ensuite lui-même la situation paradoxale dans laquelle il se débat.

D'autre part, à ma droite douze éminents spécialistes de disciplines très diverses voire opposées vont interroger notre inconnu, disséquer son cas, analyser ses dires voire le pousser dans ses derniers retranchements, le démasquer peut-être.

Dans la salle sont présents des voisins de notre héros, d'anciens amis figurant sur son carnet d'adresses, des relations, son présumé banquier, son assureur etc. Nul ne l'a reconnu jusqu'ici. Mais lui, Jean Saga, sait beaucoup de choses sur eux. Il affirme les connaître bien, les ayant fréquentés, certains faisant partie de ses amis intimes.

Et vous, chers téléspectatrices et téléspectateurs, vous qui êtes notre grand jury, vous qui savez tout, vous allez vous montrer "formidables", vous allez nous aider à élucider cette passionnante énigme, en téléphonant à SVP. Mais surtout, je vous en prie, je vous en conjure, n'appelez que si vous êtes sûr de reconnaître l'invité de ce soir, ou si vous avez quelque chose d'inédit, d'important, de nouveau à nous apprendre. Avec vous tous, grâce à vous, nous allons découvrir qui est réellement Jean Saga.

Tourné vers moi, Bellemare me prit par le bras, m'amena devant les caméras et ordonna:

Gros plan sur notre héros. De face. Merci. De profil. Bravo.

Jean Saga prétend être né le 22 novembre 1931 à Monaco. Élisabeth Tessier, vous avez étudié le thème astral de notre inconnu, pouvez-nous en dire quelques mots.

La jeune astrologue, très belle dans sa tunique en lamé argent me sourit et affirma de sa voix mélodieuse et chaude:

- Le thème de Jean Saga est une bénédiction pour notre profession. C'est un cas d'école ! Il est marqué par de féroces oppositions, des contrastes brutaux. Le sujet incarne le dualisme à l'état pur. Il n'est pas un, il est double. Il subit de plein fouet les influences rivales, irréductibles de Saturne et de Mars, de la Lune et du Soleil. La date du 22 novembre 1931 d'ailleurs fut fatidique. Sa vie bascula ce jour-là sous la pression conjuguée d'un redoutable danger et d'une chance fantastique.

- Merci ma chère Élisabeth, votre diagnostic est troublant, je continue... Notre invité se dit compositeur de musique, domicilié au 235 de la rue du Faubourg St Honoré à Paris, propriétaire de son appartement ainsi que d'une Peugeot 504 grise, immatriculée 506 FGG 75. Selon lui, il aurait quitté son domicile le 24 octobre au soir en compagnie de son imprésario, Monsieur Gerwitz, pour dîner chez Dodin Bouffant, près de la place Maubert, avant de se rendre seul au Cluny Palace où il assista à une représentation du film l'Exorciste».

"Or, en sortant du cinéma, il s'aperçut qu'il n'avait plus son portefeuille. Égare ou volé. Puis il ne retrouva plus sa voiture. Il rentra chez lui en taxi. Mais les clés de son trousseau ne correspondaient pas à sa serrure.

"Tout cela, Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs nous avons essayé de le vérifier, de le recouper. Sans succès. Alors si vous avez rencontré notre inconnu, si vous l'avez croisé, si vous lui avez parlé, au cours de ces derniers jours, appelez SVP. Je continue... Perplexe, Jean Saga alla passer la nuit dans un hôtel près de chez lui se disant que le lendemain tout s'arrangerait. Or rien ne s'arrangea ! Sa vie devint un casse-tête. Une histoire de fou.

Le présentateur reprit:

- Nous allons procéder maintenant à une petite confrontation. Il se tourna vers moi.

- Monsieur Saga, nous avons invité à cette émission des personnes figurant sur votre carnet d'adresses et dont vous affirmez être l'ami. Six d'entre elles ont accepté de venir et sont présentes. Vingt autres personnes choisies au hasard parmi nos spectateurs sont mêlées à elles. Aucune de ces vingt-six personnes ne vous reconnaît. Elles vont d'ailleurs le confirmer pour nos amis téléspectateurs.

Un rideau se leva au fond du plateau. Vingt-cinq hommes et femmes plus un enfant apparurent en pleine lumière. Guidé par Bellemare, je m'avançai vers elles, à la fois heureux et terriblement anxieux.

Mon coeur bondit dans ma poitrine, il y avait là Hervé, Pierre Traissac, Denise Vidal, mon filleul Frédéric, Émile Wicki mon beau-frère, Anne, Pilou et leur fils Thibault, Monsieur Grenouilloux mon assureur, plus des inconnus. Bellemare insista:

- Nul d'entre vous ne connaît Monsieur X, alias Jean Saga, vous en êtes bien certains ?

Dénégation générale.

- Nul d'entre vous n'a le moindre doute, la plus minuscule réticence ?

- Non.

- Eh bien à vous Jean. Reconnaissez-vous quelqu'un sur ce plateau ?

- Bien sûr, d'ailleurs vous me tendez un petit piège car je reconnais neuf personnes sur ce plateau et non pas six. Huit adultes et un enfant !

Et, passant devant chacun d'eux, je les désignai par leurs noms et prénoms.

- Voici d'abord mon ami Hervé Debout, Directeur général de la Compagnie Mondiale. Nous nous connaissons depuis une vingtaine d'années. Il a deux fils, Matthieu et Gildas, il habite Vincennes, Chaussée de l'Étang, avec sa femme, Claude, excellente pianiste.

- Une anecdote que vous seriez seul à connaître ?

- Hervé, te souviens-tu de la hache et des mains coupées de mai 1968, histoire que tu racontais à mon ami Hervé pour l'effrayer? Hervé Debout accusa le coup !

- Certes mais l'ami avec qui je partageais ce souvenir est un écrivain que j'ai perdu de vue depuis des années.

J'insistai:

- Et quand tu faisais ton service militaire à Paris, à l'École Militaire, en tant que secrétaire de ton Colonel, te rappelles-tu que j'incitais Claude, ta femme, à faire le mur, pour te rejoindre à l'intérieur de la chambrée, afin de garder le souvenir inoubliable d'une nuit d'amour à la caserne !

Hervé Debout rougit et reconnut: "En effet, tout cela est vrai, mais ce fut mon vieil ami Laurent qui nous harcela de cette plaisanterie ! Vous, je suis vraiment désolé, je ne vous connais pas, à moins que vous ne soyez Laurent sous un déguisement ! Je plongeai mon regard dans le sien:

- Tu ne me reconnais vraiment pas, Hervé?

- Non.

- Et Catoussi, cela te dit quelque chose ?

- Oui, c'était le surnom familier du basset artésien-normand d'un ami !

- D'Isidore, mon chien !

Je passai aux autres.

Je rappelai à Denise que je la connus autrefois mariée à un banquier sous le nom de Gay, qu'elle me prêta généreusement il y a quinze ans une somme considérable, à un moment crucial, sans aucune garantie, par amitié.

Nul ne voulut me reconnaître mais chacun de mes souvenirs faisait mouche.

Quand je rappelai à Émile Wicki que ma sœur ne l'était qu'à "la mode de Bretagne", il se contenta de pâlir sans parvenir à prononcer un mot.

Il me fixa comme si j'étais le diable en personne. Seul, Thibault, trois ans, le fils d'Anne et de Pilou me sourit très fort et affirma, de son adorable voix d'enfant:

- Toi, tu es mon ami Jean et tu m'as emmené au zoo voir les éléphants.

Dans la salle, il y eut un "Ha", puis un "Ho" de surprise.

Je pris Thibault dans mes bras et l'embrassai. Fou de joie.

Son père, un peu penaud, vint le reprendre gentiment, sans violence, mais fermement. Il murmura tendrement à son oreille:

- Tu confonds tout mon Titou, l'ami qui t'a fait visiter le zoo, c'est Pompon !

- Non, c'est Jean !

Il y eut sur le plateau ce que l'on pourrait appeler des "mouvements divers".

Moi j'étais ému. Bien sûr que j'avais accompagné Thibault au Jardin Zoologique de Vincennes, il y avait quelques semaines de cela, et il s'en souvenait, lui !

Pierre Bellemare remercia ses invités et poursuivit:

- Nous allons laisser Thibault à ses parents, mais, avec leur autorisation, nous reviendrons peut-être sur le témoignage troublant de leur fils.

En attendant, voulez-vous, cher inconnu nous raconter la suite. La petite expérience à laquelle nous venons de procéder laisse planer un doute, je l'avoue, mais nous ne pouvons interroger cet enfant comme nous le ferions d'un adulte.

Je résumai mes démarches infructueuses seul ou en compagnie de Dino Righini, les coups de fil aux amis, que confirmèrent Traissac et Hervé Debout, les visites aux voisins, ma stupéfaction devant le miroir où je me reconnus pas, mes déconvenues aux agences bancaires où je possédais un compte, au service des impôts. Je conclus en disant:

- Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, je me trouve dans la situation inconfortable d'un homme dont la vie se serait brusquement interrompue à un moment précis pour se poursuivre sous la forme de la vie d'un autre. Mais pas de n'importe quel autre. D'un inconnu. Non, apparemment je ne suis plus rien, j'ai tout perdu, je n'existe plus pour personne, à part Thibault, un enfant de trois ans. Alors je vous en prie, chers téléspectateurs, aidez-moi à me "retrouver" moi-même !

Lorsque je me rassis, je tripotai machinalement le fétiche qui pendait au bout de son collier, pour me donner contenance. J'éprouvai comme une bouffée de chaleur dans tout mon corps.

Aussitôt une rumeur courut sur le plateau et alerta Bellemare. Il paraît que le standard de SVP disjoncta sous l'avalanche des appels. Il y eut même durant quelques secondes une malencontreuse panne de lumière qui ajouta au suspense du spectacle.

Lorsque la lumière revint, je vis distinctement, les cheveux de Pierre Bellemare se dresser sur sa tête. Son visage d'habitude placide sembla frappé de saisissement à ma vue... ou plutôt à mon "absence". Son regard me traversa comme si je n'étais plus là et me chercha un peu partout sur le plateau. Il m'appela:

- Jean. Jean Saga êtes-vous là? Répondez !

Il me fixait pourtant droit dans les yeux mais ne me voyait pas !

- Je suis là, je n'ai pas bougé, dis-je en lui touchant l'avant bras depuis le fauteuil où j'étais assis.

- Il tressaillit.

J'étais tout à côté de lui. Il eut beau écarquiller les yeux, fasciné par mon siège mais il ne me "vit" pas. Je compris avec angoisse que personne ne me voyait plus...

Non seulement je n'existais plus mais j'étais devenu invisible !

IV

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Le chef de plateau intercepta Bellemare, les objectifs des caméras convergèrent sur mon siège vide, puis sur les autres animateurs du spectacle, stupéfaits.

Un silence de morgue succéda au tohu-bohu.

Sur les écrans de contrôle mon fauteuil apparut aussi désert que sur le plateau.

Vide !

J'avais disparu. Volatilisé !

Je pris la main de Bellemare et sentis chez lui un bref mouvement de recul, voire de peur. Mais il se ressaisit, me toucha du bout des doigts. Je murmurai:

- N'ayez crainte, je suis là ! Apparemment invisible mais présent ! Il serra ma main droite très fort et tourné vers les caméras il s'écria, tout en épongeant son front ruisselant de la main gauche:

- Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, chers téléspectateurs, nous assistons tous à un événement inexplicable, extraordinaire. D'abord je voudrais vous dire qu'il n'y a de notre part aucun trucage, aucun subterfuge. Je suis aussi surpris que vous de la disparition physique de notre invité. Pourtant Mesdames, Messieurs, il est là, dans son fauteuil nous nous tenons par la main. N'est-ce pas Jean?

- Oui ! Oui ! Je suis là !

Il y eut des exclamations sur le plateau et dans la salle.

Bellemare reprit:

- Naturellement, malgré ce rebondissement imprévu, notre émission continue. Mais à moins d'un nouveau retournement de situation, nous allons être obligés de représenter notre héros en photo.

- Mademoiselle Charvin, voulez-vous m'apporter le portrait de Monsieur Saga. Voilà ! Et maintenant je prie notre ami Majax de venir auprès de nous !

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- Merci Majax. Vous voyez mon bras, là, ma main, ma main droite?

- Oui !

- Que tient-elle?

- Euh ! rien !

- Eh bien si Majax ! Si ! Mesdames, Messieurs croyez le bien, il n'y a pas d'artifice. Je tiens la main de Jean Saga. Voyez vous même, Majax !

Bellemare prit la main droite de Majax et la posa sur mon avant bras. Je sentis la main trembler. Elle remonta le long de mon bras jusqu'à l'épaule. Deux doigts touchèrent mon cou puis le menton.

Les caméras opérèrent de très gros plans de la main de Majax. L'illusionniste saisit ma tête à deux mains et la palpa jusqu'aux oreilles avant de reculer brusquement.

Il eut un sourire crispé. De grosses gouttes de sueur perlaient à son front.

- Que pensez-vous de cela Majax? enchaîna l'animateur avec un grand sourire. Comment expliquez-vous à la fois cette présence et cette absence? Et s'il y a un truc, quel est ce truc?

Après quelques secondes de flottement Bellemare avait retrouvé son punch et sa faconde.

Tourné vers les caméras, il désigna mon siège vide d'un geste pathétique et supplia:

- Si quelqu'un voit notre héros, assis dans son fauteuil, qu'il nous le dise !

Revenu de ma première surprise, mon "absence" me donna un peu de répit. Après que chacun des douze experts présents m'eussent palpé à leur tour pour s'assurer qu'il n'y avait pas de supercherie, Bellemare lâcha ma main un instant.

J'eus le loisir de réfléchir à tout ce qui venait de se produire depuis quelques jours. Malgré une très forte répugnance je réalisai avec un malaise grandissant qu'il existait un rapport étroit entre les manipulations de mon fétiche et les "étrangetés" survenues.

Je crois vous l'avoir déjà dit, je ne suis pas superstitieux du tout. Libre penseur, agnostique à la rigueur, peu sujet aux influences magiques ou surnaturelles, je crois aux sciences, à l'art, aux mathématiques, à l'expérimentation, à la beauté. Si l'idée d'un "grand architecte" de l'univers m'effleure parfois, je ne m'en suis guère fait une religion. J'ai les pieds sur terre, je suis bien dans ma peau, lucide et peu vulnérable. Enfin, j'étais tout cela, jusqu'au fatidique 22 novembre.

Depuis...

Cette découverte, ou plutôt cette constatation ouvrit une brèche dans mes certitudes et une certaine angoisse métaphysique s'y engouffra. Je n'osai plus penser à mon fétiche préhistorique, encore moins le toucher, réservant pour plus tard, lorsque je serai seul, l'établissement d'un protocole d'expériences pour tester ma "poupée". Pourtant cela me démangeait de le tripoter. Pour voir.

Ce début d'explication pour hasardeuse et improbable qu'elle fût, me soulagea lâchement. Je vis désormais mon aventure sous un tout autre angle, avec ses inconvénients bien sûr, mais aussi quelques avantages !

Bientôt je n'y tins plus et, pour en avoir le coeur net, je tendis deux doigts vers ma cravate, caressai la statuette.

Il ne se passa rien.

M'enhardissant, je la pris carrément dans ma paume et la serrai, fixant toute mon attention sur elle.

Pas de réaction.

Je la relâchai, un peu déçu, mais me moquant intérieurement de ma crédulité.

Tourné vers ses invités du plateau, Bellemare demanda :

- Mesdames, Messieurs, l'un d'entre vous a-t-il un commentaire ou une suggestion à faire, une explication à donner de ce qui vient de se produire ici ?

Tiro Bitou leva le doigt et dit :

- C'est un cas classique et très connu de dédoublement de la personnalité. Notre ami est à la fois ici et ailleurs, visible et invisible, présent et absent. Nous voyons souvent ce phénomène lors des cérémonies secrètes du Vaudou ou du Bwiti. Mais seul un initié du dernier degré pourrait, après une longue séance, désenvoûter Monsieur Saga.

Je vis flotter quelques sourires amusés et sceptiques sur les visages savants du Professeur Jacob, de Jean Dieudonné et du Dr Dolto. Quant à Maître Vergès impassible, il conserva son masque de sphinx, tandis que le commissaire Arnal et Dino Righini s'esclaffèrent franchement.

Le Révérend Père Rivière imperturbable gardait une main sur sa croix pectorale.

- Qu'en dites-vous François Jacob ?

- Je n'ai aucune explication logique à vous proposer de ce phénomène, mais je puis assurer les téléspectateurs, que là, dans le fauteuil qu'occupait tout à l'heure Monsieur X, il y a bien quelqu'un ou quelque chose qui, au toucher, ressemble à un être humain.

- Merci Professeur, à vous SVP !

- Eh bien mon cher Pierre, dire que nous avons de nombreux appels serait trop modeste. Le standard explose littéralement sous les coups de fil. Aussi je me permets d'insister auprès de tous ceux qui nous écoutent, n'appelez que si vous avez un fait précis à nous communiquer.

- Merci Daniel, voulez-vous nous résumer la teneur de ces appels ?

Beaucoup de téléspectateurs nous confirment qu'ils ont bien assisté à la disparition de notre invité, à sa disparition physique, instantanée, peu avant la panne de lumière.

Certains d'entre eux, environ dix pour cent des appels, affirment que nous trichons, que c'est trop facile avec les moyens techniques dont nous disposons de faire disparaître quelqu'un. Bref on nous accuse de manipulation, de canular, de petits trucs !

D'un autre côté, plus de deux mille correspondants nous disent avoir reconnu notre héros, certains d'entre eux affirment l'avoir déjà vu avant le 22 novembre. Il nous est impossible de vérifier tous ces appels, nous allons être contraints de choisir un peu au hasard parmi ces témoignages.

Une de nos équipes techniques vient de réussir un tour de force. Elle se trouve déjà à pied d'oeuvre chez l'une de nos téléspectatrices. Peut-être allons nous pouvoir la voir et l'entendre en direct.

Pierre Bellemare reprit le micro, lut la fiche qu'on venait de lui passer et dit :

- Mademoiselle Lemoine, Irène Lemoine domiciliée rue de Rivoli à Paris, m'entendez-vous? Allo ! Jacques ? Êtes-vous en place ?

- Oui, oui !

- Allo !

Il y eut un grésillement sur l'écran de contrôle et l'image apparut. Debout, face à une ravissante jeune femme blonde qu'il interrogeait à bâtons rompus, le reporter télé, débuta:

- Mademoiselle Lemoine, nous sommes maintenant en direct sur TF1, voulez-vous avoir la gentillesse de nous raconter dans quelles circonstances vous avez fait la connaissance de notre invité vedette ?

Gros plan sur la jeune femme.

Tout à fait entre nous, je ne la connaissais pas. Dommage. Elle était vraiment très très belle.

- Eh bien c'est que, c'est difficile à expliquer, minauda-t-elle.

- Puis-je vous aider ?

Irène Lemoine pouffa et dissimula son joli minois derrière une main fine aux doigts élégants.

- Je ne savais pas que vous me passeriez en direct. Que vont penser mes parents et mon fiancé? Je voulais simplement dire que je connaissais Monsieur Saga.

- Sous son identité et son physique actuels ?

- Oui.

- Dans quelles circonstances l'avez-vous rencontré ?

Elle eut une seconde d'hésitation.

Sans complexes ni retenue, le reporter insinua:

- Des circonstances intimes ?

Irène Lemoine piqua un fard avant de balbutier, le visage en feu:

- C'est cela...

Elle se détourna du champ de la caméra, à la fois rougissante et pudique.

- Mademoiselle, Mademoiselle !

- Non, je vous en prie ! Laissez-moi ! L'image fut coupée et Bellemare reprit l'antenne.

- Dommage, mais je comprends que notre correspondante ne veuille pas s'expliquer en public si, comme elle vient de l'avouer, elle connaissait notre invité, intimement. Mais nous allons garder le contact hors antenne.

Puis, tourné vers moi, l'animateur m'interrogea:

- Monsieur Saga, vous venez de voir et d'entendre Mademoiselle Lemoine, la connaissiez vous auparavant ?

- Hélas, pas le moins du monde, et je le regrette. Elle m'eût frappé ! Mon cher Bellemare, si vous voulez bien nous présenter l'un à l'autre, je suis prêt à réparer. Vous devriez lui suggérer de prendre un taxi afin de nous retrouver sur le plateau avant la fin de l'émission !

Cette péripétie détendit un peu l'atmosphère que ma "disparition" avait crispée.

- Toujours à vous, SVP !

- Oui Pierre, cette fois j'ai un appel curieux dont nous sommes entrain de vérifier l'authenticité. Un correspondant affirme que l'homme que nous avons exhibé sur le plateau n'est nullement un inconnu, mais qu'il s'appelle René Marrant, qu'il habite Lyon, place Bellecour, qu'il est parti voici dix jours sans laisser d'adresse.

- Merci SVP. Qu'en pensez-vous Monsieur Saga ?

- Ma foi, rien, sinon qu'à ma connaissance je ne me suis jamais appelé Marrant et n'ai jamais habité Lyon ! Mais peut-être ce correspondant pourra-t-il nous en apprendre davantage.

- En attendant que nous obtenions son témoignage en direct, reprit Bellemare, je vais demander au révérend Père Rivière, exorciste auprès de l'archevêché de Paris, désenvoûteur officiel de l'Église catholique, de nous donner son avis sur tout cela.

- Mes chers frères je ne puis en aucune façon me prononcer ici, ce soir. J'enregistre comme vous ce que je vois, ce que j'entends sans en tirer de conclusion. Toutefois, ce que je puis affirmer, c'est que le cas de notre vedette n'est pas du ressort de l'Église, qu'il n'y a ni possession, ni envoûtement au sens canonique. Je crois personnellement à une très habile manipulation, mais je ne saurais la démontrer. Je m'étonne simplement que notre ami Majax n'ait pas encore démonté le mécanisme de la supercherie !

- Et vous commissaire Arnal ?

- Faites réapparaître Monsieur X et je l'interrogerai, vigoureusement s'il le faut. Mais malgré toute ma bonne volonté je ne puis torturer au dernier degré un "invisible" !

Un éclat de rire accueillit cette réponse.

- Monsieur Artabane, vous êtes connu dans le monde entier pour vos guérisons par imposition des mains et vos passes magnétiques. Vous êtes également l'un des théoriciens les plus en vue de la télépathie et de la physiognomonie. Pouvez vous confier votre point de vue à nos téléspectateurs à propos de ce cas ?

artabane
 

Hamine Artabane se leva. C'était un grand homme mince en tunique blanche à l'indienne. Une fine moustache, un soupçon de barbe soignée, de longues mains blanches de pianiste ou de prestidigitateur. Il prit le micro et, d'une voix profonde, grave, aux intonations anglo-saxonnes, il affirma:

- Il n'y a nul truc, nul maléfice dans le cas qui nous préoccupe. J'estime que c'est un phénomène parfaitement naturel. Du moins en ce qui concerne la disparition de M. Saga. Et si vous le voulez bien, après que vous aurez interrogé tous mes collègues experts ici présents, je tenterai de vous en faire la démonstration. Artabane se rassit.

Bravo ! fit Pierre Bellemare, cette fois nous progressons ! Lyon, m'entendez-vous ? Daniel, avez-vous du nouveau ?

Oui !

SVP ?

- Nous avons un appel de René Marrant !

- Ah  ! très bien, cela se corse. Allo ! Ne coupez pas. Bonsoir Monsieur Marrant.

- Bonsoir Pierre Bellemare.

- D'où nous appelez-vous Monsieur Marrant ?

- De Saint Étienne où j'écoute votre émission en famille.

- Vous n'avez donc pas disparu ? Vous avez entendu notre correspondant de Lyon ?

- Oui, bien sûr. Mais je puis vous assurer que ce n'est pas moi l'inconnu de votre émission, même si je lui ressemble un peu. Je m'appelle René Marrant et je voulais juste vous préciser que l'on vous avait mené sur une fausse piste. Ce doit être un farceur, car je suis illusionniste moi aussi ! En tout cas merci Pierre, votre nouveau spectacle est passionnant !

- Monsieur Marrant, ne coupez pas. Vous nous entendez ? Oui ! Donc vous êtes illusionniste. Cela doit être un métier excitant. En tant que professionnel, pouvez vous nous dire ce que vous pensez exactement, sincèrement du cas de Monsieur Saga ?

- Eh bien je pense que c'est superbement monté, que tous vos invités jouent bien leur rôle !

- Vous ne croyez pas du tout à notre sincérité ?

- Pas du tout, mais en tant que pro, vous n'allez tout de même pas me faire cracher dans la soupe !

A ce point de l'émission je fus intrigué par deux faits. Le comportement de Mademoiselle Lemoine qui affirmait m'avoir connu... intimement. Était-elle vraiment une simulatrice ? Et que penser de Thibault, le fils de mes amis, et d'Hamine Artabane, si sûr de lui ?

Après qu'il eut interrogé tour à tour les Docteurs Finkelbaum et Françoise Dolto qui proférèrent quelques généralités empreintes de scepticisme mais rien qui puisse aider à la solution de l'énigme, Pierre Bellemare s'entretint en direct avec l'un de mes voisins d'immeuble qui affirma "qu'il s'en passait de drôles dans mon appartement".

Poussé dans ses derniers retranchements, il se déroba et raccrocha au nez de l'animateur déçu qui fit venir Artabane auprès de moi:

- Tout à l'heure, vous nous avez promis une démonstration. Il nous reste quelques minutes à peine avant de rendre l'antenne. Je rappelle à tous nos amis téléspectateurs que M. Artabane est l'un des plus célèbres magnétiseurs de ce temps, qu'il étudie la parapsychologie et s'exerce avec deux équipes scientifiques, l'une américaine et l'autre japonaise à vérifier la réalité et les pouvoirs de la télépathie. Puis-je vous demander maintenant, cher Monsieur, ce que vous avez l'intention de faire?

- Je vais essayer d'interrompre le phénomène de dédoublement magnétique auquel nous assistons pour faire réapparaître Monsieur Saga parmi nous. Après quoi je m'attaquerai au problème que pose son "identité", si vous m'en laissez le temps.

- Allez-y, il nous reste à peine cinq minutes.

Je sentis deux mains se promener sur ma tête. Le magnétiseur me dit:

-N'ayez crainte, cher ami, je ne vous ferai aucun mal. Détendez-vous ! Fermez les yeux.

Ses doigts caressèrent mon visage, les deux index et les médius effleurèrent mes paupières. Il me saisit délicatement le cou puis ses mains me quittèrent.

J'entrouvris les yeux et je vis les paumes d'Artabane planer au-dessus de moi, en larges cercles concentriques. Je refermai les yeux, la bouche sèche. Ému malgré moi. Sans le vouloir, je touchai mon talisman et sentis une brusque chaleur m'envahir.

J'entendis des cris s'élever de la salle. La lumière vacilla.

Les yeux ouverts, je vis tous les experts debout autour de moi, tandis que, rayonnant, Pierre Bellemare s'écriait face aux caméras:

- Ça c'est extraordinaire, vraiment extraordinaire Monsieur Artabane ! Vous avez, comment dirais-je, ressuscité, ramené notre ami parmi nous.

Je constatai sur l'écran de contrôle placé derrière les caméras, que mon image était réapparue, que je ne jouais plus les invisibles. En regardant le magnétiseur droit dans les yeux, je sentis qu'il me fixait intensément. Je soutins son regard. Car je savais, et j'étais certainement le seul à le savoir, que ses passes magnétiques n'étaient probablement pour rien dans ma réapparition mais que la petite statuette suspendue à mon cou avait seule opéré ce miracle. Comment? Je l'ignorais, mais maintenant j'en étais sûr.

Faute de temps l'émission se termina là, sous les ovations. Hamine Artabane fut fêté comme un héros me ravissant quelque peu la vedette. Je me montrai beau joueur, je souris aux cameramen, félicitai mon "sauveur", bien que j'eusse compris que rien n'était réglé.

Bellemare triomphait lui aussi. Son émission avait d'emblée conquis son public tandis que je restais avec mon identité bidon "l'homme qui n'existe pas" !

Juste avant de rendre l'antenne, Pierre Bellemare vit arriver sur le plateau Mademoiselle Irène Lemoine. Blonde, souriante, ravissante elle se précipita sur moi, m'embrassa avec gourmandise et voracité, devant douze millions de téléspectateurs, me serrant dans ses bras nus et frais, criant:

- Jean ! Jean ! Oh ! mon Jean, je te retrouve. Jure-moi que nous ne nous quitterons plus !

Le lendemain, dans la presse, l'on ne parla plus que de ça. Hamine Artabane, Irène et moi devînmes la cible de paperazzi et la coqueluche des salons. Fêtée comme une vedette, Irène Lemoine, m'accompagna partout. Ce fut un tourbillon d'invitations, d'interviews, de dîners en ville !

La jeune femme me convainquit de quitter ma chambre d'hôtel pour m'installer chez elle, dans un adorable petit appartement de la rue de Rivoli qu'elle partageait avec sa soeur Agnès, aussi brune qu'elle était blonde. De ses fenêtres on voyait la statue de Jeanne d'Arc, la pyramide du Louvre et le jardin des Tuileries.

Durant quelques jours ce fut la fête. Je connus l'argent, le succès et l'amour !

Je savais bien sûr et Irène savait aussi bien que moi que nous ne nous étions jamais vus ni rencontrés auparavant, mais par accord tacite nous jouâmes le jeu.

Je dois avouer que ce fut de ma part, le seul "mensonge" de toute cette histoire.

L'euphorie et la gloire retombèrent très vite. Je n'eus même pas le temps de me "vendre" et de faire connaître ma musique. L'on m'oublia aussi vite que j'étais devenu célèbre. Je retrouvai bientôt mes problèmes intacts. Si je disposais de quelqu'argent je n'avais toujours pas recouvré mon identité, mon appartement, mes chéquiers, mon passeport. Je n'avais pas d'existence légale au sens juridique. Je n'existais plus.

Irène profita de ma célébrité éphémère pour se lancer. Elle obtint un rôle important dans un film et devint la proie des photographes.

Comme je ne disposais plus de mon compte en banque et que je ne pouvais en ouvrir un autre, tout l'argent que me ristourna Dino Righini fut viré au compte d'Irène.

Un matin, comme je me sentais plus seul que jamais, Irène ayant découché, je me rendis à la préfecture de Police où j'exposai mon cas. Ma récente notoriété me facilita les choses. Plusieurs fonctionnaires me reçurent aimablement mais de solution, point ! On allait étudier mon cas. Il n'était malheureusement pas possible de me fournir de nouveaux papiers comme ça, sur ma bonne mine. Bref, on m'éconduisit courtoisement en me demandant de patienter et de prendre conseil d'un avocat. Je choisis Maître Vergès qui accepta.

Un soir que je voulus rentrer chez moi... enfin chez Irène, je trouvai porte close. La serrure avait été changée. Un petit mot pour moi attendait chez le gardien.

- Mon chou ! Pardonne-moi la peine que je vais te faire, mais je ne t'aime plus ! Tu m'as donné dix jours de bonheur, dix jours exceptionnels. Tu m'as rendue très heureuse. Mais je suis méchante, volage, versatile. Je ne suis pas une femme pour toi. D'ailleurs j'en aime déjà un autre, pour au moins trois jours. Je garde l'argent que tu m'as confié pour m'acheter une nouvelle voiture, une Lamborghini, comme cela j'aurai un petit souvenir de toi. S'il en reste un peu, je l'échangerai contre un chinchilla. Ainsi ce sera toujours grâce à toi que j'aurai chaud ! Ne cherche pas à me revoir. Je suis très sensible. Quand c'est fini, c'est fini ! Je pars en tournage au Japon. Bye Bye ! Et bonne chance, darling !

Je me campai devant une glace et me dévisageai sans aucune complaisance. Je portais plutôt bien mes cinquante-sept ans. Peut-être que par rapport à "avant" j'avais rajeuni. Mais je me préférais dans ma propre peau, un peu fort, un peu rond, mais dans ma peau !

Comme il me restait de quoi vivre quelques jours, je décidai de me rendre au musée de Saint-Germain-en-Laye. Le professeur Finkelbaum ne m'avait-il pas dit que le pendant de ma statuette se trouvait là-bas. Et, pourquoi pas, l'explication de son "mystère", de son pouvoir.

Nous étions un jour de semaine avec peu de visiteurs. Quand je parvins devant une certaine vitrine, je m'arrêtai très ému. En pleine lumière la figurine sœur de mon talisman luisait énigmatique et d'une beauté insolente.

Je tirai mon fétiche de dessous ma chemise et le caressai en tous sens.

Soudain, les lumières s'éteignirent et la salle tomba dans une obscurité inquiétante. La fameuse bouffée de chaleur m'envahit. Lorsque la lumière revint je n'avais plus ma statuette. Seul une petite poignée de terre brune restait dans ma main. Et je vis avec effroi que la fameuse Vénus préhistorique n'était plus dans la vitrine du Musée. Seul un minuscule tas de poussière ocre marquait son emplacement.

Pris de panique je m'en allai, le plus vite possible, et, passant devant une glace, je m'aperçus avec surprise que j'avais retrouvé mon visage et ma silhouette d'autrefois, que je n'étais plus Monsieur X, mais bien Jean Saga.

Je fouillai mes poches. Mon portefeuille et mes papiers perdus étaient à leur place, auprès de mon harmonica et de mon trousseau de clés.

Devant le château, je hélai un taxi et me fis conduire chez moi, faubourg Saint-Honoré.

Quatre à quatre je montai à mon atelier. Je croisai mon voisin, Monsieur Charlier qui me salua. Je répondis à sa politesse. Il ne fit aucune allusion aux événements des jours précédents. Comme si rien ne s'était passé.

Les clés fonctionnaient, la porte s'ouvrit à la première sollicitation. Ni le verrou ni le bloque-barre n'étaient mis. J'ôtai mon trench, sortis une bouteille de champagne du frigo, l'ouvris et allais m'en verser une coupe, en égoïste lorsque une superbe apparition surgit d'un fauteuil et me tendit ses bras, m'enlaça et m'embrassa tendrement.

C'était Agnès. Agnès Lemoine, la soeur d'Irène. Je répondis à ses caresses, à ses baisers. Nous bûmes toute la bouteille. J'étais heureux, mais ne savais plus du tout où j'en étais. Si je vivais un rêve ou la réalité.

Le téléphone sonna. Agnès sur les genoux, je décrochai le combiné.

- Allo ! Jean Saga à l'appareil !

Maître Vergès m'annonçait que mes nouveaux papiers étaient prêts à la préfecture de police.

Je n'eus pas le courage de lui dire que je n'en avais plus besoin. Que tout était rentré dans l'ordre.

Sur la petite table, à côté du téléphone, une pile de courrier m'attendait. Il y en avait encore deux sacs postaux par terre. Des centaines de lettres provenant de téléspectateurs, des factures, des relevés de banque, un billet doux des impôts etc. Agnès en avait déjà trié une bonne partie. En plusieurs tas.

Dans le lot, une lettre de Paris Match m'intrigua. Je l'ouvris. Elle contenait un chèque et un petit mot de Righini me prévenant qu'il avait signé un contrat avec la Paramount pour tourner un film tiré de mon aventure :

L'HOMME QUI N'EXISTE PAS !

 

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