Un rêve de Guy Béart
 

Louise de Vilmorin
joue un air de Rameau

Une nuit de décembre 1979, je me réveille vers deux heures du matin, au cours d'un rêve très prenant, parce qu'il m'était nécessaire de noter une musique que je rêvais de façon précise.

Louise de Vilmorin se trouvait assise au piano de son fameux « salon bleu » à Verrières-le-Buisson.

Autour d'elle, des hommes en habit de soirée, accoudés autour du piano ou assis tout près, l'écoutaient jouer. Elle interprétait merveilleusement, simplement, une très jolie mélodie, mais je la voyais jouer comme dans un miroir, c'est-à-dire que la main gauche semblait être la main droite.

Je me suis discipliné à m'arrêter au beau milieu d'un rêve quand il m'apporte une idée, un thème, quelque chose. A moitié endormi, j'ai allumé ma lampe de chevet et j'ai noté machinalement sur un bloc disposé à ma gauche, les portées et les notes de musique que j'ai l'habitude de griffonner très vite. Tout en notant dans mon demi-réveil, je me suis réveillé complètement.

Je me suis rendu compte que j'avais revu Louise. Morte depuis peu, elle semblait me transmettre une musique de l'au-delà, elle qui, toute sa vie, lorsqu'on lui demandait ce qu'elle aurait aimé par-dessus tout savoir faire, répondait: « Jouer du piano. » Car, dans la vie, elle n'en jouait pas du tout.

Souriant doucement, je lui ai dit: « Eh bien, te voilà comblée. Là-bas tu joues du piano. »

Louise de Vilmorin par Cecil Beaton
Puis je me suis levé et, allumant une à une les lumières des couloirs, je suis descendu et me suis dirigé vers la bibliothèque. J'y ai cherché un dictionnaire des thèmes musicaux, que j'avais acheté quelques années auparavant à New York, pour voir si le thème, que j'entendais pour la première fois, existait déjà. Dans le cas contraire, le thème rêvé pouvait être une création de Louise dans l'autre monde.

Ce dictionnaire permet, en écrivant la musique en do majeur ou en la mineur, c'est-à-dire sans dièse ni bémol à la clef, de retrouver, après une transposition en notation alphabétique, de vérifier l'existence d'un thème, son auteur et le nom du morceau où il est inclus.

Quelle ne fut pas ma surprise de découvrir que le thème était de Jean-Baptiste (sic) Rameau ! Je vous jure que je ne l'avais jamais entendu, et même n'en avais jamais entendu parler.

Au fond, c'était tellement naturel, vraisemblable, d'écouter Louise de Vilmorin jouer du Rameau dans le salon bleu de son petit château de Verrières que, cette nuit-là, je notai cette anecdote, comme une chose étrange mais sans plus.

Le lendemain matin, je téléphonai à Verrières, à André de Vilmorin, le frère de Louise, qui disait si bien les vers de Musset, de Hugo et d'autres. Je lui racontai mon rêve. Un grand silence.

« Est-ce que tu te rends compte ? », me dit André après être resté sans voix. «  Louise est morte il y a un an, jour pour jour... »

J'avais oublié la date de sa mort, et la coïncidence était encore plus étrange.

André me demanda si je voulais venir déjeuner avec lui et André Malraux, et leur jouer ce thème; toutes affaires cessantes, je répondis oui.

A Verrières, Malraux m'accueillit, m'offrit l'apéritif, et me demanda de jouer le thème au piano. Je lui répondis que j'en jouais assez mal, mais qu'il y avait une guitare dans le couloir du premier étage qui menait à la chambre de Louise, près d'un très beau coffre en bois de Coromandel dont je me souvenais.

Je me dirigeai tout seul vers la guitare que je trouvai effectivement non pas à côté, mais dans le coffre où elle était restée enfermée depuis un an. Je descendis l'étui contenant la guitare et, quand je l'ouvris devant Malraux et Vilmorin, nous fûmes saisis. Les cordes de la guitare, arrachées, étaient tordues comme des cheveux. Il s'était passé une chose que je n'avais jamais vue: le chevalet qui tient les cordes s'était décollé, ce qui donnait à la guitare, avec ses cordes entremêlées comme des cheveux, un aspect fantastique d'outre-tombe. Nous en eûmes des frissons.

Alors, je m'évertuai à reconstituer le thème au piano, et la musique s'éleva. L'émotion en devint plus intense. Nous croyions voir Louise de Vilmorin et l'entendre grâce à ce thème qu'elle devait aimer maintenant.

Cette petite histoire, qui n'a aucun sens palpable mais dont les coïncidences troublantes m'enrichissent, est de celles qui me font écrire:

La mort c'est une blague
La même vague nous baigne toujours
Et cet oiseau qui passe
Porte la trace d'étranges amours.

 
Jean-Philippe Rameau

© Guy Béart : L'Espérance folle


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