LE MUSÉE DES SORCIERS
MAGES ET ALCHIMISTES
par Grillot de Givry

Grillot de Givry Musee

Ce passionné de musique, élevé à Paris chez les jésuites de la rue de Vaugirard, étudia les langues orientales avant de s'intéresser à l'hermétisme chrétien. Ce fut la lecture de Là-bas de Huysmans dont il devint l'ami, qu'Émile-Jules Grillot de Givry se passionna pour l'occultisme. Il commença par traduire d'importants textes ésotériques, s'initia à l'occultisme sans perdre pour autant sa foi de bon catholique. Assoiffé de connaissances, curieux de tout, il adhéra à la franc-maçonnerie, adepte du rite de Memphis et Misraïm don son ami le Dr. Gérard Encausse (Papus) était devenu grand-maître.

Une phrase de Grillot de Givry, entre autres, donne le ton de lélévation de sa pensée : «Toute foule est méprisables par elle-même; c'est un vain tourbillon, qui se vautre dans l'ignoble et se perd dans la mort; et cependant la foi est la régénération des foules et peut les hausser au niveau d'une personnalité. La foule éprise du mystère émet un courant de perfection qui, s'emparant de chacun de ses membres, les unit en un même espoir et une même croyance : alors ainsi transformée, elle offre le spectacle d'un ordre et d'une harmonie parfaite.»

Goya : exorciste
Goya : L'exorciste
National Gallery, Londres

I
LES SORCIERS

Le monde des ténèbres rival du monde des lumières

Avant la période de scepticisme qui éclate brutalement en Europe vers le commencement du XVIIIe siècle, l'histoire de la vie privée de tous les peuples est dominée par une crainte respectueuse du Monde Invisible, et par une curiosité irrésistible de s'y aventurer.

Les divers systèmes religieux de l'Antiquité ont peuplé les espaces éthérés de créatures qu'ils n'ont pas craint de définir de façon très précise, bien que le commun des mortels n'eût pas le privilège enviable de les voir. A ces mythologies et à ces théogonies plus ou moins ingénieuses, les hommes se sont plu à rattacher toutes les questions troublantes qui échappent et échapperont peut-être toujours à la mathématique; tels le mystère de la destinée humaine, les problèmes du sort et de la fatalité, la connaissance de l'avenir, toutes choses dont les plus sages réservaient la possession et l'apanage à la prescience d'un être infini et suprême, tandis que les plus audacieux voulaient en faire une science véritable, accessible aux mortels malgré leur faiblesse et leur intelligence limitée.

Enfin, l'énigme de l'Univers entier, du Cosmos et de toutes ses parties, la constitution de ce monde sur lequel l'homme vivait sans savoir d'où il tirait son origine, étaient encore expliquées, à défaut d'une science analytique et expérimentale, par l'intervention des puissances de ce monde mystérieux où l'on n'osait guère s'aventurer qu'en tremblant.

Diables tourmenteurs
Les diables tourmenteurs font ingurgiter de force
crapauds et serpents aux gloutons

Le problème de l'origine du mal, qui a hanté le cerveau de Manès, de saint Augustin, de Spinoza, de Pascal et de Leibniz, sans qu'ils aient pu le résoudre de façon satisfaisante, avait été hardiment tranché dans l'antique doctrine des Perses, antérieure certainement au mythique personnage Zarathustra. Ils n'avaient pas craint de poser une équation redoutable, dont un terme était positif et l'autre négatif, et ils avaient fait, du Bien et du Mal, deux principes égaux, opposés, coéternels, équilibrant le Monde en lui imposant une loi d'impitoyable compensation.

Sans doute, d'autres peuples, les Juifs, par exemple, auxquels les Chrétiens empruntèrent les bases de leur doctrine, effrayés peut-être de cette importance donnée au principe du Mal, s'efforcèrent de la restreindre; le Satan de l'Écriture n'est point coéternel à Dieu; et quelle que soit la puissance dont il dispose, il n'en reste pas moins une simple créature, contrainte de reconnaître, le cas échéant, la toute-puissance de son Créateur.

Bien plus, chez les Chrétiens, comme nous l'exposerons plus loin, le Diable est obligé de devenir le serviteur de l'homme, lorsque celui-ci use de certaines formules, quitte à prendre plus tard une revanche éclatante, lorsque l'heure de la fin de la vie terrestre a sonné.

Chez les autres peuples de l'Antiquité, la distinction entre les êtres immatériels, invisibles, spirituels, n'est point aussi nettement tranchée. Dans les théogonies des Égyptiens, des Grecs et surtout des Romains, on ne discerne pas toujours aisément si les ÇespritsÈ auxquels s'adressent les hommes pour obtenir succès et adjuvance sont bons ou mauvais; et une agréable confusion règne, dans Jamblique et Porphyre, entre anges et démons, bons ou mauvais esprits, eudaimons ou kakodaimons.

N'importe, les curieux de mettre le pied sur le seuil du monde invisible et d'entrouvrir la porte infernale se rencontrent à toutes les époques de l'histoire, et il n'est pas sans attrait d'étudier, de façon précise et concrète, les procédés qu'ils ont employés pour s'aider dans ces périlleuses excursions, que l'on ne connaît guère, de nos jours, que par ouï-dire, d'après quelques légendes erronées et fantastiques.

Cette étude doit surtout être faite par l'image. Les textes que nous possédons sont, en effet, nombreux et prolixes; et malgré cette prolixité, ou peut-être à cause de cette prolixité même, ils laissent, dans l'esprit du lecteur, tant de vague et d'inexpliqué, que celui-ci, pour remédier à cette insuffisance, donne toute liberté à son imagination de voguer dans le domaine de la fantaisie. Le document iconographique, au contraire, possède une puissance de mise au point, une valeur scénique qui vient corriger ce défaut en éclairant instantanément les profondeurs obscures de l'histoire, et place chaque chose à son plan naturel. Nous le préférons à la narration descriptive, aussi habile soit-elle; et c'est pourquoi, chaque fois que nous avons pu découvrir une représentation quelconque des Ïuvres occultes, nous n'avons pas hésité à la reproduire, plutôt que de nous étendre en doctrines ou en théories, que l'on trouvera rarement en ce livre.

Nous ne nous attacherons guère à rapporter ce que nous connaissons de la pratique de ces sciences ténébreuses dans l'Antiquité. A peine un volume y suffirait-il. Nous rencontrerions, presque à chaque ligne que nous ont laissée les historiens, les philosophes et les poètes, quelque manifestation du monde surnaturel; et si nous voulions rechercher les monuments de cette concrétisation symbolique qu'on appelle ésotérisme, c'est la presque totalité de la statuaire grecque et égyptienne, des briques cunéiformes, des papyrus hiéroglyphiques, des stèles et des ostraca, qu'il nous faudrait reproduire.

Diables tourmenteurs des luxurieux
Les diables tourmentant les luxurieux
dans un puits de feu et de soufre

Des hauteurs les plus sublimes de la philosophie jusqu'aux pratiques les plus bizarres de la nécromancie, partout, à Rome comme à Alexandrie, on rencontre la trace des traditions occultes. Innombrables sont ceux qui se réclament du surnaturel, depuis la noble et majestueuse figure d'Apollonius de Tyane jusqu'à ces sorcières, Canidia et Sagana, qu'Horace nous montre, opérant dans les cimetières :

Vidi egomet nigra succinctam vadere palla
Canidiam, pedibus nudis, passoque capillo
Cum Sagana majore ululantem.
(Satira, Lib. J, VIII, v. 23)

Les diverses formes de la divination, ainsi que l'évocation des morts, lisaient partie intégrante du culte chez tous les peuples; les aruspices, à Rome, coudoyaient les Vestales et étaient, comme elles, des fonctionaires; à eux se mêlait la tourbe des magiciens de bas étage, dont les pratiques sont trop peu connues pour que l'on puisse essayer de les reconstituer avec quelque exactitude.

Circé, la magicienne, est le type mythologique de la sorcière; mais nous ne pouvons, même en lisant attentivement ce qu'Homère a dit d'elle, que faire des conjectures stériles sur les procédés qu'elle devait employer; elle est trop lointaine pour avoir eu quelque influence sur notre civilisation occidentale, et c'est beaucoup moins d'elle que de la pythonisse d'Endor, de la Bible, que les sorcières de notre Moyen Age peuvent se réclamer.

Plus curieuse, sans doute, et plus accessible à notre compréhension est cette singulière et horrible vieille que nous voyons, dans le Satiricon de Pétrone (Cap. CXXXI), se livrer à une opération de régénération virile, pratiquée chez tous les peuples; mais, là encore, nous nous trouverions en présence de procédés, d'usages, de formules n'ayant pas laissé de traces chez nous, parce qu'ils ne se réclament point des mêmes origines théogoniques, et qu'il nous serait difficile de les illustrer du commentaire vivant de l'iconographie.

Pour le même motif, nous laisserons inexplorées les étendues illimitées qu'offre devant nous le champ immense des croyances exotiques de l'Asie, de l'Inde, de l'Afrique et des anciens peuples de l'Amérique, où les rapports de l'homme avec l'invisible ont donné naissance à d'innombrables formules, mises en pratique dans de véritables écoles de sorciers, de devins, de guérisseurs, de fakirs.

Nous ne parlerons point des Shamans de la Sibérie septentrionale et orientale, ni des sorciers tibétains, ni des enchanteurs de l'Alaska et de l'Arizona, ni des devins qui opèrent chez les Indiens de l'Utah, ni des affreuses harpies targui de Tombouctou, ni de celles que l'on rencontre jusque dans le Lagos, en Afrique équatoriale; nous laisserons encore de côté les sorciers des peuplades Aruntas en Australie, ceux des Irrigotos aux Iles Philippines, ceux de Bornéo et de la Papouasie.

Pour étudier fructueusement leurs opérations magiques, il faudrait remonter à l'origine de celles-ci, c'est-à-dire faire l'exposé de systèmes théologiques dont aucun ne se rattache à la doctrine qui a prévalu en Europe: le Christianisme.

Ce travail immense, du domaine de l'érudition pure, n'apporterait aucune contribution à l'intelligence des traditions d'occultisme qui, après avoir déterminé la grande propension vers le Mystère qui a agité notre Moyen Age, sont allées rejoindre partiellement quelques-unes de nos sciences analytiques.

C'est à ce courant de tradition, que nous appellerons ÇeuropéenÈ, que nous voulons borner notre étude; ce champ est, d'ailleurs, encore trop vaste pour que nous puissions nous flatter de le parcourir en entier, et nous devrons souvent, à notre regret, omettre ou abréger bien des sujets auxquels nous eussions pu donner un développement assez étendu.

Guaccius
La Malédiction des sorciers brûlant la ville
R.P. Guaccius, Compendium Maleficarum,Milan, 1626
Les représentations sacerdotales du monde des ténèbres

Il ne faut ni s'étonner ni s'indigner de voir, pendant tout le temps où le Catholicisme eut la direction spirituelle de l'Europe, une véritable Église du Mal s'opposer à l'Église du Bien, une Église du Démon affrontant l'Église de Dieu, et possédant, comme celle-ci, ses prêtres, ses rites, son culte, ses livres, ses assemblées, ses apparitions.

Cette opposition de deux puissances contraires, vestige du mazdéisme et de la doctrine de Manès, était parfaitement logique.

L'Église proposait l'existence du Diable non comme une risée et une plaisanterie, mais comme un article de foi. Et comme les masses populaires, ne sachant pas lire, ne pouvaient aller trouver dans les livres de théologie, réservés aux clercs, les détails nécessaires pour se faire une idée exacte de ce Prince des Ténèbres, son effigie, à l'usage du vulgaire, se trouvait reproduite à profusion au tympan des portails des cathédrales, sur les vitraux des églises, dans les bas-reliefs du pourtour des chÏurs, à l'étage des gargouilles et des gouttières qui se peuplait de toute une faune fantastique représentant les traits présumés des habitants et maîtres de l'Enfer.

La vue de ces représentations agissait puissamment sur l'imagination populaire, et nul ne doutait de l'existence réelle, attestée par le clergé lui-même, du rival de la Divinité.

Le Jugement dernier est le thème habituel adopté par les sculpteurs de la période ogivale, d'accord probablement avec le clergé, pour la décoration des façades d'églises, jusqu'au XIVe siècle. Ces scènes contiennent toujours un certain nombre de démons, dans la représentation desquels les artistes ont donné libre cours à leur imagination débordante.

Un des plus anciens morceaux de sculpture de ce genre est celui qui orne le tympan de la façade occidentale de la cathédrale d'Autun, et qui date du XIe siècle. Dans sa facture archaïque et sa gaucherie d'exécution, on remarque de grandes beautés, et certains visages d'anges et de bienheureux sont d'une étonnante perfection.

Ce tympan se divise en trois étages superposés. A l'étage inférieur; les mortels, réveillés du sépulcre, s'acheminent vers le jugement en un défilé remarquable par l'expression des attitudes et des visages. Arrivés vers l'extrémité droite de la composition, ils sont happés par deux mains gigantesques qui leur serrent le visage comme dans un étau, et les hissent à l'étage supérieur, où a lieu le jugement (fig. 2).

Une balance est suspendue à la voûte céleste; l'âme du défunt est mise dans un des plateaux, sur lequel un ange appuie de toute sa force. Les démons sont au nombre de cinq, d'une laideur uniforme et presque stylisée. L'un d'eux s'efforce de faire pencher la balance de son côté en appuyant sur le plateau, tandis que, de l'autre main, il tient un damné comme on prendrait un jeune chat, par la peau du cou; une sorte de serpent lui enserre les jambes. Un autre démon, de petite taille, s'est installé, sans plus se gêner, sur le plateau même de la balance; un troisième, tenant en ses mains un énorme crapaud, semble surveiller, avec rage, l'opération. Derrière eux, un démon, dans une position assez invraisemblable, enfourne des damnés dans une cuve, tandis qu'un cinquième, sortant à mi-corps d'une gueule monstrueuse de dragon, enlève, des deux bras, des damnés qui croyaient peut-être déjà, les pauvres, échapper au supplice éternel.

Il est visible que le sculpteur, chez qui une certaine perfection des figures nues trahit des connaissances incontestables d'anatomie, a réservé pour les démons les erreurs de proportions les plus accentuées; ils sont efflanqués, étiques; leurs jambes et leurs thorax sont cannelés comme des colonnes romaines, et le rictus de leur bouche ne manque pas d'un aspect sinistre qui achève de rendre plus terrible l'impavidité du Juge éternel qui siège dans sa gloire, dominant toute la scène.

Mais l'imagination de l'artiste n'est pas très féconde, et une certaine sécheresse byzantine règne sur tout cette composition, comme dans celle du tympan de l'abbaye de Souillac (fig. 1), où nous retrouvons les mêmes diables, et dont nous aurons occasion de parler dans la suite.

Jugement dernier
Fig. 02 Le jugement dernier. Portail de la cathédrale d'Autun, XIe siècle.
*** 30

Bien plus riche et variée est la scène du tympan de la cathédrale de Bourges, illustrant le même thème. Là, plus de byzantinisme hiératique. Un ange, de belle envergure, tient à la main droite la balance du jugement, que ne réussit pas à faire pencher de son côté un petit diable à oreilles de chauve-souris, installé dans un des plateaux (fig. 3). De l'autre main, l'ange tient affectueusement la tête d'un bel enfant nu, souriant, et qui n'a point peur d'être damné, voyant que la balance où son âme est pesée penche lourdement du côté des bonnes actions. Un diable le guette, très différent de ceux d'Autun, au rictus sarcastique et railleur, qui fait de lui l'ancêtre immédiat de Méphistophélès; celui-là est bien le diable des sorciers, le diable des pactes, qui trônera plus tard au Sabbat et fera de scandaleuses farces aux religieuses de Loudun. Il est même plus conforme à l'antique tradition des Pères du Désert, car nous retrouvons en lui le nez crochu et les cornes du démon qui, au dire de saint Antoine, tenta saint Paul, ermite.

Les sept autres diables de cette scène présentent des caractères différents. On remarque chez eux ces difformités anatomiques et pathologiques qui seront désormais les attributs essentiels des démons: deux d'entre eux ont, sur le ventre, un visage supplémentaire et rubicond comme la lune; un autre, au postérieur ailé, voit sa poitrine s'orner de deux seins à tête de chien.

A l'extrémité de la scène se trouve la chaudière infernale, d'un réalisme fantastique saisissant. Le foyer est constitué par une figure monstrueuse renversée. De sa bouche, à mâchoire unique, et démesurément élargie, s'échappent des flammes qu'attisent, avec des soufflets, deux démons à faces d'ivrognes, patibulaires et truculentes; c'est la fameuse gueule de l'enfer, le gouffre de l'abîme, le chiasme de soufre et de poix qui ne s'éteindra point, de toute l'éternité.

Ce foyer est surmonté d'un vaste chaudron où cuisent les damnés que rongent, par surcroît, de répugnants animaux; un diable, dont on ne voit pas le visage, les entasse avec brutalité, tandis qu'un autre les pile énergiquement avec un instrument à long manche. On retrouve bien, dans le réalisme effrayant avec lequel est traitée cette scène, l'influence de certaines pages de la littérature du Moyen Age, comme les visions de saint Sauve et de l'abbé Sunniulphe, rapportées par Grégoire de Tours, ou celle du moine d'Eversham, au XIIe siècle, dont le chroniqueur bénédictin Mathieu Paris a laissé une si terrible description.

Si l'on réfléchit que les monuments de la sculpture du Moyen Age, quelle que soit leur importance, ne peuvent guère être considérés que comme des vestiges, étant donné le nombre incalculable de destructions qui ont eu lieu pour divers motifs: vandalisme, transformation ou démolition d'édifices, on se représentera sans peine que la scène du Jugement dernier se trouvait répétée sur toutes les églises un peu importantes de la chrétienté. Des variantes ingénieuses s'y remarquent, dues à l'imagination plus ou moins féconde des artistes, et toujours destinées à produire un effet de terreur sur le moral des populations.

Sur le tympan de l'église abbatiale bénédictine de Conques, dans l'Aveyron, un diable brandit une sorte de pilon formidable dont il assène des coups aux réprouvés; au portail du dôme de Bamberg, en Bavière, un autre démon emmène un damné à l'aide d'une chaîne; quel frissonnement d'épouvante devait passer dans la chair de ceux qui contemplaient de pareils spectacles, sans en voir, comme nous, la naïveté d'exécution, et qui n'en retenaient que l'idée précise et inéluctable qu'il leur faudrait, un jour, passer à leur tour par de telles angoisses !

En face de la Théologie, science de Dieu, la Démonologie, science du Démon, son hideux rival, s'inscrivait sur le portail même des temples qui abritaient la Chaire de Vérité. Qui donc aurait pu douter de l'existence de tout ce monde invisible et obscur, qui opposait l'armée des diables à celle des anges? Il est bien vrai que les théologiens dissertaient beaucoup plus sur la nature de Dieu, sur sa bonté, sur ses qualités infinies, que sur le Diable, qu'ils laissaient, volontairement ou non, dans une sorte d'imprécision qui n'était pas sans exciter les curiosités populaires. ***Fig. 4 Les tourments des damnés par Lucas Cranach, 1472

A l'époque où l'ère des cathédrales semble close, et où la sculpture religieuse tombe en décadence pour avoir voulu se revivifier aux sources païennes, l'art chrétien consent à se plier à des formes plus intimes, telles que la miniature des manuscrits ou la gravure sur bois des incunables; les représentations infernales passent néanmoins dans les arts nouveaux et exercent la même influence sur l'esprit humain.

La célèbre fresque diabolique de la chapelle de Stratford-sur-Avon, celles du Campo Santo de Pise, continuent la tradition des siècles passés, renchérissant aisément, par leur art plus facile, sur les créations audacieusès des sculpteurs.

Déjà, quelques enluminures de manuscrits du Moyen Age avaient transposé, dans le livre, la scène traditionnelle du tympan des cathédrales. Désormais, le burin des graveurs va présenter de nouveau cette scène en l'amplifiant de détails inouïs, que la souplesse d'exécution de leur art leur permettra de varier à l'infini.

Un incunable allemand, de Jacobus de Theramo, imprimé à Augsbourg en 1473, intitulé: Hie hebt sich an das buch Belial genant, et appelé communément: Das Buch Belial, contient une gravure sur bois représentant la bouche de l'enfer (fig. 5), qui ne le cède en rien aux plus effrayantes compositions sculpturales du XIIIe siècle. La gueule du dragon est maintenue ouverte par un fort pilier de bois; de chaque côté se trouve un diable, dont l'un fronce un sourcil terrible tandis que l'autre se fend d'un rictus de joyeux drille, rendu encore plus inquiétant chez un personnage de cette espèce. Un autre, dans le fond, montre une tête rageuse, tandis que Bélial, leur chef, debout hors du gouffre, tient avec eux un mystérieux conciliabule.

Les peintres du XVIe siècle, tels Michel-Ange et Jean Cousin, atténuèrent, à la vérité, la crudité des détails et supprimèrent toute fantaisie dans leurs interprétations du Jugement dernier dont ils adaptèrent la scène aux besoins d'une époque déjà envahie par le scepticisme; mais les graveurs, surtout les flamands et les hollandais, donnent libre cours à leur tempérament, et se livrent à de véritables débauches d'imagination où l'on apprécie encore une certaine naïveté, mais bien plus encore, franchement, de l'irrespect. 33 ***Fig. 4 (à gauche) Les tourments des damnés, par Lucas Cranach, /472-/553. ***Fig. 5 La bouche de l'Enfer. Jacobus de Theramo, Das Buch Belia/, Augsbourg, 1473.

Voici comment le vieux Lucas Cranach (1472-1553) interprète, dans une gravure sur bois fort peu connue, la scène où, à l'issue du Jugement, les damnés sont précipités dans l'Enfer (fig. 4). Le diable-hérisson, qui se trouve à droite de la composition; l'horrible griffon dont la tête est celle d'un squelette de tapir, coiffée d'un bonnet de coton; le porc ailé qui torture un tonsuré prévaricateur et le monstre qui chevauche une femme, lui introduisant dans la bouche une lame métallique et acérée, sont des créations que nous retrouverons souvent chez les graveurs du XVIe siècle.

Voici encore une estampe du maître flamand Breughel le Vieux, gravée en 1558 par Cock (fig. 6) qui, sous un aspect général sévère, renferme les plus hilarants détails. La disposition de cette scène du Jugement est la même que celles des cathédrales. Le Fils de l'Homme, assis sur les nuées, prononce les paroles fatales: Venite, benedicti Patris mei, in Regnum ¾ternum; ite, maledicti Patris mei, in ignem sempiternum. La gueule énorme de l'Enfer occupe la droite de la composition; c'est celle d'un poisson de dimensions colossales. Le torrent des damnés s'y engouffre; les démons qui les poussent n'ont plus la figure humaine caricaturale des siècles précédents; ils affectent les formes les plus cocasses: oiseaux de proie, reptiles, batraciens invraisemblables, gnomes à bec aplati, à mandibules monstrueuses, qui sembleraient inspirés de la faune préhistorique et de la paléontologie, si cette science eût été connue à cette époque.

Les mêmes caractéristiques se retrouvent dans cette gravure de Hieronymus Bosch (fig. 7), célèbre graveur hollandais (1460-1518); mais le souci du fantastique y est poussé jusqu'à l'extravagance et à l'exaspération. Ce tableau, d'une envergure immense, est animé d'un mouvement, d'une agitation, d'une vie tumultueuse et morbide; c'est un tourbillon d'êtres innommables et malfaisants, affectant des poses indécentes et contorsionnées, qui rappelle le Sabbat, ce chef-d'Ïuvre démoniaque, dont nous aurons l'occasion de parler plus loin. Fig. 6 (en haut) Le Jugement dernier, par Breughel le Vieux, 1558. Fig.7 Le Jugement dernier, par Hieronymus Bosch, 1460-1518. 35 36

Une scène assez analogue à celle du Jugement dernier, qu'on a vue rarement traitée aux siècles précédents, mais que les graveurs du XVIe siècle affectionneront volontiers, est celle de la Descente de Jésus-Christ aux Enfers. Là encore le prétexte aux fantaisies démoniaques est aisé. Une splendide gravure allemande de Martin Schongauer (fig. 9), nous montre Jésus-Christ terrassant un démon, tandis que deux autres confrères de ce dernier s'efforcent d'empêcher de sortir des limbes les justes que le Sauveur vient de délivrer; ces trois gardiens de l'Enfer ont des visages d'oiseaux de proie, compliqués de tentacules et d'éperons acérés, comme des dos d'hippocampes ou des bassinets d'armures bergamasques.

Breughel traite aussi cette scène avec sa verve coutumière (fig. 8). Le Christ, dans un médaillon central, garde toute sa magnanimité en délivrant la foule des justes qui s'échappe des limbes, et sans s'émouvoir de toute une faune grotesque et infernale qui l'entoure, tel cet être indéfinissable, coiffé d'un morion à visière, dont le corps est moitié hanneton, moitié Ïuf, dont la coque s'entrouvre pour laisser sortir une hottée d'enfants délivrés, et cet autre qui a inséré son bras, en séton, dans la peau de son dos, brandissant un glaive à la façon de certains fakirs qui excellent à la réalisation de ces opérations compliquées et invraisemblables.

Nous n'aurions garde d'oublier un des thèmes de représentation diabolique dont les variations ont été répandues à profusion dans l'iconographie chrétienne: l'Archange Saint Michel terrassant Lucifer. Cette scène, qui n'est point biblique, se rattache aux profondeurs les plus lointaines de la théologie; l'ange déchu, identifié avec le Satan de l'Ancien Testament, est généralement représenté sous la forme d'un dragon, tel qu'il a figuré pendant quatre siècles aux vitraux des cathédrales; nous le retrouvons dans cette belle estampe de Martin Schongauer (fig. 10), qui peut être considérée, dans une certaine mesure, comme une réplique de la précédente (fig. 9); même attitude de Jésus et de l'Archange, même geste puissant, même dragon se roulant aux pieds du vainqueur divin. Fig. 9 (en bas, à gauche) La Descente de Jésus aux enfers, par Martin Schongauer, 1420-1488. Fig. 10 (en bas, à droite) Saint Michel terrassant le Dragon, par Martin Schongauer, 1420-1488. 38

Vers la fin du Moyen Age, la scène du Jugement particulier, qui figure rarement sur les cathédrales, prend également une importance considérable, et tend à supplanter presque complètement celle du Jugement dernier; et l'un des sujets le plus volontiers traités par les artistes est celui du moribond dont anges et démons se disputent l'âme.

L'admirable composition que nous reproduisons ci-dessous (fig. 11), est tirée d'un incunable de toute rareté, l'Ars moriendi, publié à Augsbourg vers 1470 ou 1471. Un moine remet un cierge allumé au mourant, tandis que le chÏur des anges recueille son âme, sous la figure d'un petit personnage nu; à droite, la scène du crucifiement, pour indiquer que le moribond participe aux mérites de la croix du Sauveur. Mais, au bas du lit, nous retrouvons nos braves démons du tympan des cathédrales, sous des apparences grotesques et terribles; l'un a la tête d'un chien enragé, un autre, celle d'un âne brayant lamentablement; un troisième, sous le pied de la croix, est caricaturalement judaïque; deux autres, le nez chaussé de lunettes, font des contorsions, brandissant des pattes fourchues de chèvre et se dressant sur des ergots trifides de gallinacés. Et, formant un chÏur de rage et de désespoir de voir cette âme leur échapper, ils s'écrient, ainsi que l'expliquent les sous-titres des banderoles:

Heu insanio
Spes nobis nulla
Animam amisimus
Furore consumor
Confusi sumus

Nous pourrions encore citer, parmi les représentations diaboliques qui agirent puissamment sur l'âme populaire, celles des Ç Mystères et MiraclesÈ joués par les Confrères de la Passion et autres sociétés théâtrales, pendant tout le Moyen Age. Ces pièces naïves comportaient toujours un Enfer, où de nombreuses scènes de diableries se déroulaient sous les yeux des spectateurs qui leur accordaient une valeur théologique presque semblable à celle des livres saints. ***Fig.11 Les démons disputent aux anges l'âme d'un mourant. Ars moriendi, Augsbourg, vers 1471. (Collection de l'auteur.)

Le poème de Dante, dont l'influence, à partir de la fin du XIIIe siècle, fut considérable en Europe, contribua encore à affermir la notion de l'Enfer et à la classer parmi les vérités religieuses incontestables; cependant cet Enfer, plus moderne, plus philosophique, avec ses cercles de réprouvés et son symbolisme spécial, se différencie assez nettement de l'Enfer traditionnel des siècles précédents, pour que nous puissions affirmer qu'il n'a inspiré que fort peu l'immense mouvement de la sorcellerie qui fait l'objet de notre étude.

Nous négligerons donc à dessein l'iconographie dantesque, qui ne s'est développée, d'ailleurs, que fort tard, et demeure séparée en quelque sorte de l'iconographie diabolique, d'origine chrétienne; à peine retrouve-t-on l'influence de celle-ci dans la scène dernière de l'Enfer, où le poète, imaginant un châtiment suprême pour Judas Iscariote, le plus grand criminel de l'humanité, le fait avaler par Satan lui-même: ...è Giuda Scariotto
Che'l capo ha dentro, e fuor le gambe mena

(lnferno. Canto XXXIV).

La puissante gravure sur bois que reproduit la figure 12 est extraite d'une édition italienne: Opere del divino poeta Danthe; Venise, Bernardino Stagnino, 1512, in 4¡. Satan y est représenté ayant un triple visage. Tandis que sa bouche antérieure engloutit l'Iscariote, ses deux bouches latérales dévorent chacune un damné.

A une époque plus rapprochée de la nôtre, lorsque la foi n'a plus la vivacité qui l'animait au Moyen Age, et dans des contrées arriérées, peu soucieuses des raffinements délicats de la civilisation, l'Église montrera encore le Diable au peuple sous une forme plus vulgaire, en faisant appel aux ressources de la mécanique, pour produire une fantasmagorie puérile. 3S 40

On en voit un exemple dans un curieux meuble de sacristie conservé au musée de Cluny à Paris, et probablement d'art calabrais, exécuté vers le commencement du XVIIe siècle; certains ont cru y reconnaître une représentation du mauvais larron; mais il est bien certain que le personnage noir, à visage contracté et horrible, tirant une énorme langue rouge, est bien un diable, qui apparaît à une fenêtre pratiquée dans le meuble, construit à la façon du moderne théâtre de Guignol. Un ingénieux système de cordes, de poulies, de ressorts et de contrepoids, qui fonctionne encore aujourd'hui, permettait de faire paraître à volonté cette figure monstrueuse, et de pouvoir terroriser ainsi quelque pécheur rebelle et endurci qui refusait de faite l'aveu de ses fautes.

Enfin, si nous arrivons à l'époque de l'imagerie populaire, innombrables sont les documents iconographiques ayant eu pour but de produire le même effet de terreur dans les âmes, que celui obtenu autrefois par les pierres historiées des cathédrales; s'ils attestent un art inférieur de nombreux échelons, il faut en accuser les vicissitudes des temps et la sécheresse des cÏurs; l'intention des artistes, qui n'est point encore dénuée de naïveté, reste la même.

Nous ne donnerons, comme exemple des productions de cette période, que trois estampes extraites d'un album allemand du XVIIIe siècle, intitulé Vierzig Kupferstiche für die Katholische Normalschule der Taubstummen (ÇQuarante Gravures pour l'École Normale Catholique des Sourds-MuetsÈ), par Romedius Knoll, prêtre; Augsbourg, Nicholaus Doll (fig. 13 et 14).

La première représente la bonne confession: un pénitent arrive à droite de la scène, enchaîné par un diable cornu, vêtu seulement d'un pagne de nègre; une pénitente s'accuse de ses fautes dans le confessionnal, et la grâce, qui descend des mérites du Christ, brise ses chaînes que remporte un autre diable; un troisième pénitent sort, à droite du confessionnal, reconduit par son ange gardien, tandis qu'un autre ange lui tend, du Ciel, une couronne. Aux angles supérieurs, dans deux médaillons, est figuré l'Enfant Prodigue pécheur, puis réconcilié avec son père. La seconde estampe fait pendant à la précédente. Elle figure la mauvaise confession. Un diable, au rictus sordide, s'est installé effrontément dans le confessionnal, et il ferme la bouche d'une pénitente qui cache ses fautes. A droite et à gauche, sept diables conduisent, enchaînés, sept pénitents ou pénitentes qui paraissent bien avoir commis les sept péchés capitaux, si l'on en juge par des tableaux portés par les diables et représentant la colère, figurée par un homme qui brandit une épée; l'orgueil: un paon qui fait la roue; la luxure: un colloque amoureux; la paresse: un homme qui dort. Deux des diables tendent â leurs victimes un sac d'écus et un flacon, symbolisant l'avarice et l'ivresse; puis l'envie est excitée par le diable qui montre le sac d'écus de l'avare.

Enfin, une troisième planche, celle de l'Enfer, représente les tourments infligés aux damnés, dûment enchaînés et cadenassés, empalés sur les crocs aigus d'une roue gigantesque, tournés et retournés à coups de trident sur les flammes qui les rôtissent pour l'éternité. Et, bien que le procédé rudimentaire d'exécution place de telles Ïuvres bien loin de celles des Cranach, des Breughel, des Callot et des Schongauer, elles ont peut-être plus contribué que celles-ci à conserver parmi le peuple, en la concrétisant, une tradition qu'attaquaient les armes des philosophes mais que les théologiens s'efforçaient de maintenir dans toute son intégrité.

Cette dernière composition surtout semble avoir été inspirée par un petit livre populaire de l'abbé François Arnoux, chanoine de Riez, publié en 1622 à Rouen, et intitulé: Merveilles de l'Autre Monde, où l'Enfer y est décrit d'une façon qui vaut la manière de Romedius Knoll. Ç Dans l'Enfer, dit-il, un diable crie à l'autre: frappe, escorche, égorge, tue, assassine promptement, mets vistement celuy-Ià sur les charbons, jette celuy-ci dans les fournaux et chaudières bouillantes. Et les filles vaines auront entre leurs bras un très-cruel dragon enflammé comme feu ou si tu aimes mieux, un diable en forme de dragon lequel, avec sa queue serpentine leur liera et enchaînera les pieds et les jambes et embrassera tout leur corps avec ses cruelles griffes, mettra sa bouche baveuse et puante sur la leur, vomissant dans icelle flammes de feu et soulphre avec de la poison et venin... avec son nez morveux et vilain, inspirera dans le leur un souffle très puant et envenimé... Et finalement ce dragon leur causera mille douleurs, mille colliques et cruelles tortions de ventre, etc., et tous les damnés crieront avec les diables: Voici la paillarde! voici la putain; qu'elle soit donc tourmentée; sus, sus les diables! sus démons! sus, sus, furies infernales! voici la paillarde, voici la putain! jetez-vous sur cette putain et qu'on lui rende autant de tourmens! È 43 Fig 15 p 43 Sus! sus, les diables! sus, démons! Grand Calendrier et Compost des Bergers, Lyon, 1633.


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