Témoignage
 

 

L'ÂME DES BÊTES
Serge Lifar raconte
 


 
Au cours de veillées alternant souvenirs et musique, Serge Lifar (1905-1986), l'un des plus grands danseurs du XXe siècle, contait quelques épisodes bouleversants de sa vie, particulièrement ceux de son enfance ukrainienne durant la révolution d'Octobre et la guerre civile qui s'en suivit. Comme la plupart des Russes que j'ai connus, Serge Lifar croyait aux "signes" et aux "rencontres". Il était persuadé que l'esprit domine la matière.

Mon grand-père

Après avoir spolié d'une grande partie de ses biens mon grand-père, riche propriétaire terrien adoré par ses fermiers, les bolchéviks l'enfermèrent durant un mois dans un cachot sinistre.
Il y vécut comme une bête, dans le noir et l'humidité, s'alimentant d'eau croupie et de pain sec. Lorsqu'il en sortit, il demeura aveugle durant plusieurs jours. Ma mère et moi nous le ramenâmes à la maison; ma famille eut de la peine à le reconnaître : parti fort et droit comme un chêne, l'aïeul n'était plus qu'un vieillard brisé.
Quand nous lui demandions comment c'était là-bas, il ne répondait rien, mais des larmes coulaient le long de ses joues désséchées. Sa vigueur était pourtant si grande que cette terrible épreuve ne parvint pas à le terrasser, et il retrouva bientôt toutes ses forces.

Pour montrer leur puissance

Pour montrer leur puissance, les Soviets organisaient des parades sur la place Rouge de Kiev (les places principales de toutes les villes russes avaient été baptisées «place Rouge»). Un jour grand'père m'invita à l'accompagner à une de ces parades, non pas pour rendre les honneurs à nos bourreaux, mais pour revoir les chevaux qu'ils avaient volés aux propriétaires du pays.
Des rangs entiers de soldats vêtus de longues houppelandes grises, coiffés de casques en cuir bouilli où brillait une grande étoile rouge, se tenaient immobiles. Les gardes à cheval étaient rangés en colonnes. J'admirais les bêtes, toutes plus belles les unes que les autres. Je m'y connaissais en chevaux, car dans son haras, grand'père élevait des bêtes superbes, des purs sangs du Don, des anglo-arabes rapides, des hunters puissants.
L'officier qui commandait l'escadron montait précisément un hunter. La bête, visiblement bien nourrie avec l'avoine de son ancien maître, se montrait nerveuse, piaffait, se cabrait légèrement sous la pression de son cavalier, frappait le pavé de son sabot.

Mon grand'père poussa une exclamation de surprise

Nous étions tout près de cette statue équestre; je voyais le blanc des yeux et les narines humides du hunter. Tout à coup, mon grand'père poussa une exclamation de surprise et fit quelques pas en avant; son visage exprima la joie, puis son sourire heureux se figea en une expression de douloureuse tristesse.
Le hunter poussa un hennissement si violent que cavaliers et spectateurs en furent effrayés. Puis, avec une force étonnante, désarçonnant à demi son cavalier, renversant plusieurs soldats sur son passage, il se rua vers nous: il avait reconnu grand'père et il exprimait à sa façon sa joie de revoir son ancien maître et sa rancune contre son nouveau possesseur.

Un signe qui troubla profondément ma mère

Quelques jours après se produisit dans notre maison un signe qui troubla profondément ma mère. Elle était assise dans sa chambre, lorsqu'un bruit insolite attira son attention. Elle leva les yeux et vit une colombe qui brisait la vitre en la frappant vigoureusement de sa poitrine argentée et de son bec.
La colombe traversa la chambre d'un vol rapide et se posa sur une grande icône de la Vierge. La sainte image tomba avec fracas sans que le verre ne se brise.
- C'est un message de Dieu, murmura ma mère; est-ce une bonne ou une mauvaise nouvelle?
Le lendemain nous apprîmes qu'une bande de pillards en armes avait envahi la propriété où ma grand-mère était demeurée; les paysans avaient eu beau sonner le tocsin, et saisir leurs fourches et leurs pelles pour courir au secours d'une maîtresse qu'ils aimaient tous, les bandits les avaient vite dispersés avec leurs revolvers et leurs grenades, et s'étant introduits dans la maison, avaient assassiné ma grand'mère et tout pillé de fond en comble.
    Serge Lifar : Entretien avec Marc Schweizer (1979)



 


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