LA MESSE DE PADRE PIO
par Wladimir d'Ormesson
La célébrité
du Padre Pio était encore loin d'être universelle lorsque
nous nous sommes rendus, ma femme et moi, il y a une quinzaine d'années
à San Giovanni Rotondo pour assister à sa messe. Déjà
pourtant, la renommée de ce capucin était grande. En Italie
surtout.
On savait qu'il avait reçu
les stigmates. On parlait de ses "miracles". Surtout l'on assurait que
la messe, telle qu'il la célébrait, était quelque
chose d'extraordinaire. Nous ne résistâmes pas au désir
de nous rendre compte par nous-mêmes du bien-fondé de cette
réputation.
Le Vatican était plein de
réserve. On y reconnaissait sans réticence la parfaite pureté
du personnage mais le bruit que l'on faisait déjà autour
de lui et surtout les entreprises commerciales qui s'engageaient à
son ombre - aussi bien italiennes qu'étrangères - indisposaient
à juste titre la secrétairerie d'État, dans l'ensemble,
le Saint-Siège.
San Giovanni Rotondo
San Giovanni Rotondo est un peti
village, perdu dans les Abruzzes, au pied de montagnes sauvages, non loin
de Foggia et des vallées qui mènent vers le merveilleux Gargano
- presqu'île enchantée - et vers les Pouilles où s'élèvent
les plus belles cathédrales qu'aient bâties les Normands.
A l'époque ce lieu était
encore peu civilisé! L'on commençait à construire
le grand hôpital, ouvert à tous les malades du monde, sans
distinction de races ni de religions, dans lequel le Padre Pio avait voulu
que l'on engageât les dons charitables qui lui parvenaient de tous
côtés. Les auberges étaient rudimentaires. Il est vrai
que c'est tout juste si l'on y dormait. Il fallait être sur pied
avant 5 heures du matin.
Le Padre Pio célébrait
sa messe à 4 heures dans la chapelle - assez exiguë - du couvent
où il résidait. J'étais à cette époque
ambassadeur de France près le Saint-Siège. Bien que je tinsse
à conserver à cette visite un caractère strictement
privé, ma présence à San Giovanni Rotondo fut aussitôt
connue des autorités locales. On nous pria de nous trouver à
la chapelle avant 5 heures du matin pour que des places nous fussent réservées
devant l'autel.
A l'heure dite nous étions
dans le sanctuaire. Très simple, très humble. On m'installa
face à l'autel et ma femme un peu plus loin du côté
de l'Évangile. Deux carabiniers se postèrent auprès
de chacun de nous. En vain suppliai-je qu'on épargne cette garde
à eux comme à nous et qu'on nous laisse à nos places
comme n'importe quels pélerins.
L'officier de police qui nous accompagnait
m'assura que nous ne tarderions pas à nous rendre compte que cette
protection était nécessaire si nous ne voulions pas être
étouffés. Peu à peu, en effet, l'église se
remplit.
Les gens s'empilaient les uns sur
les autres
Comme elle ne pouvait les contenir
tous, les gens (presque tous des paysans et des paysannes) s'empilaient
les uns sur les autres. Bientôt - malgré les carabiniers -
j'eus trois ou quatre hommes et femmes positivement grimpés sur
mon dos. Malgré cela, pas un instant je ne sentis la moindre lassitude.
A 6 heures précises, le Padre
Pio entra dans la chapelle par une porte latérale, la tête
couverte de son capuchon de capucin. Assisté de deux enfants de
chúur, il se fraya difficilement un chemin.
Comme une clameur grandissante
remuait l'assistance, il se tourna pour imposer le silence, gravit les
marches de l'autel, découvrit sa tête. L'office commençait.
Je le dis, parce que c'est la vérité,
jamais de ma vie je n'ai assisté à une messe aussi bouleversante.
Et cependant toute simple. Le Padre Pio n'agissait que selon les rites
traditionnels. Mais il récitait les rites liturgiques avec une telle
netteté, une telle conviction; il se dégageait de ses invocations
une telle intensité; ses gestes, si sobres qu'ils fussent étaient
d'une telle grandeur que la messe prenait je ne sais quelles proportions
et devenait - ce qu'en réalité elle est et ce que nous avons
précisément trop oublié qu'elle est - un acte absolument
surnaturel.
Padre Pio s'immobilisa dans la contemplation
Quand sonna l'élévation
de l'hostie, puis du calice, le Padre Pio s'immobilisa dans la contemplation.
Combien de temps tint-il l'hostie, les bras levés au-dessus de nos
têtes? Combien de temps le calice? ... Dix, douze minutes, davantage
peut-être... Je ne sais...
L'on n'entendait plus, au milieu
de cette foule, que le murmure de sa prière. Il était vraiment
devenu l'intermédiaire des hommes devant Dieu, la pointe extrême
de la créature finie devant l'Infini.
A cet instant insigne, j'avais je
ne sais combien de voisins grimpés sur mes épaules. A la
lettre, je ne les sentais pas. Ma femme, qui se trouvait un peu à
ma gauche et qui voyait le Padre Pio de côté, au moment où
celui-ci consacra les saintes espèces, vit très nettement
le sang jaillir des paumes de ses mains...
Après avoir béni l'assistance,
quand le Padre Pio quitta la chapelle, je m'aperçus en regardant
ma montre que sa messe avait duré exactement une heure cinquante...
Dans le courant de la matinée,
le Padre Pio nous reçut, ma femme et moi, à l'intérieur
de son couvent; ou plutôt nous le vîmes derrière un
guichet. Il avait une bonne figure de paysan bien portant. Très
simple. Très bon. Nous échangeâmes en italien quelques
phrases banales. Il n'avait rien d'un ascète. Son expression était
tout à fait humaine. Nulle trace sur ses traits de l'extase où
nous l'avions vu quelques heures auparavant. Il avait le sourire d'un brave
homme accueillant.
Saint François de Paule
En quittant San Giovanni Rotondo,
je me disais que cinq siècles plus tôt - au moment où
la papauté traversait à Rome, de tristes temps - il avait
existé, sur l'autre versant des Abruzzes, au bord de la Méditerranée,
un autre moine dont la sainteté était telle qu'elle avait franchi
des espaces alors immenses et était parvenue au Plessis-lèz-Tours
- jusqu'aux oreilles du roi de France.
Le vieux Louis XI avait une grande
peur de la mort. Il était superstitieux. On l'assurait que ce moine
de Calabre faisait des miracles... Qui sait?... Il demanda au roi de Naples
de le lui envoyer. Mais Francesco de Paola refusa. Louis XI s'adressa au
pape Sixte IV. Il fallut bien, alors, que l'humble fondateur des Minimes
obéît... Il s'embarqua à Naples avec le fils de sa
súur Brigitte... Bientôt il serait élevé sur les autels
sous le nom de saint François de Paule...
Quand on récapitule l'histoire
des hommes, la seule qui soit vraiment consolante ici-bas, c'est de constater
- à de très rares exceptions près - que les seuls
noms qui restent éternels sont ceux des artistes et des saints.
L'ultime miracle de sa vie
A la fin de l'été
1968, Padre Pio, très affaibli, rongé par la maladie et qui
ne se déplace plus qu'en chaise roulante, voit ses stigmates disparaître
lors de sa dernière messe. Ce sera l'ultime miracle de sa vie qui
en est pourtant riche. Le 23 septembre, il expire doucement, sans bruit,
le visage serein, un rosaire entre les mains. Son corps repose dans la
crypte de l'église Notre-Dame-des-Grâces, de son couvent.
Wladimir d'Ormesson
(Figaro 28/29 sept 1968)
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