Un soir que je rentrais chez moi un peu éméché, une superbe chatte bondit hors d'une poubelle et vint se frotter familièrement contre mes jambes, en ronronnant, la queue dressée. Elle me suivit jusqu'à mon domicile et s'installa chez moi le plus simplement du monde.

Je venais de perdre ma femme, Mouki, que j'aimais passionnément, et je ne sais pourquoi, Moki tenait quelque chose d'elle. C'était d'ailleurs en souvenir de Mouki que je la baptisai Moki. Elle avait son étrange regard bleu et son émouvant petit visage triangulaire de félin.

Il y a dix ans que ma chatte est là, dans nos meubles, et je suis resté célibataire. Quand parfois, je me retrouve en bonne fortune et que je ramène une amie de rencontre chez nous, Moki l'étudie, la teste, me faisant comprendre à ses mimiques si elle peut rester ou s'il vaut mieux que je l'éconduise. Dans les rares cas où je ne suis pas ses conseils, Moki se charge elle-même de la mise au pas, n'hésitant pas à griffer méchamment l'intruse qui refuserait de comprendre qu'elle est indésirable.

Le jour anniversaire

Chaque 26 juin, jour anniversaire de la mort de Mouki, je sens ma chatte nerveuse. Elle se met à tourner comme une folle dans l'appartement, à miauler de façon plaintive en me regardant avec reproche, sautant sur un meuble en balayant nerveusement l'air de la queue.

A chaque fois, Moki qui est pourtant la souplesse, la précision et l'adresse même, casse un bibelot d'un coup de queue, avant de s'enfuir en miaulant. La première fois, elle resta absente trois jours avant que je ne la retrouve, sautant de la poubelle du restaurant où nous avions fait connaissance.

Le 26 juin des années suivantes, je n'attendais pas trois jours : j'allais directement la rechercher dans la poubelle où elle se réfugiait.

A plusieurs reprises Moki m'évita de commettre des sottises. Ainsi, un jour où, stylo en main, je m'apprêtais à signer un contrat important, en présence de mon associé, elle bondit sur mon bureau en miaulant et, d'un vigoureux coup de queue, envoya valser mon Waterman à l'autre bout de la pièce.

J'y vis un signe...

Surpris, j'y vis un signe et dis à mon associé qu'il me fallait encore réfléchir avant de signer. Bien m'en prit, car le surlendemain j'appris par l'avocat que j'étais allé consulter, que le contrat recelait un piège mortel pour moi.

Jusqu'à ce jour, Moki ne s'est jamais trompée. Une autre fois, alors que je m'étais assoupi dans mon bain et que l'eau continuait de couler, Moki vint me réveiller d'un coup de patte, bien qu'elle détestât l'eau.

Parfois, lorsque je lisais ou travaillais à mon bureau, Moki s'asseyait devant moi et attirait mon regard en me fixant de ses yeux. J'avais à chaque fois l'intime conviction qu'elle essayait de me faire passer un message, mais je mis longtemps à comprendre ce qu'elle essayait de me dire.

Moki conseillère en bourse

Un matin où je faisais le bilan de mon portefeuille boursier et où j'étudiais les ordres d'achats et de ventes que je m'apprêtais à passer, Moki me fixa longuement de son regard mystérieux. Puis, comme je ne comprenais toujours pas ce qu'elle voulait me dire, elle poussa de ses pattes un petit crayon sur la page boursière du journal étalé devant moi, en dirigea la pointe vers le nom d'un titre tout en agitant sa queue.

Il s'agissait d'une valeur minière du «hors-cote» complètement tombée dans l'oubli et dont aucun financier sérieux n'eût donné un centime. La mimique de Moki était si sérieuse, si pathétique que je me laissai influencer et que, rien que pour voir, je passai en plusieurs fois un ordre d'achat total de dix mille titres, ce qui, vu leur prix modeste, n'allait pas me ruiner.

Dix jours plus tard ce titre se mit à grimper inexplicablement, doubla, puis tripla de valeur, avant de créer un véritable mouvement de folie parmi les boursiers. Je vendis sagement à temps, empochant joyeusement dix fois ma mise. Grâce à Moki, j'opère encore ainsi, de temps à autre, de judicieux placements.

Mais le plus étonnant chez ma chatte, c'est son intuition communicative. Lorsque j'ai un problème à résoudre, qu'une contrariété me tracasse ou qu'un projet se forme dans mon esprit, il suffit que je consulte Moki du regard.

 

Alors, comme si ma chatte lisait dans mes pensées et connaissait la réponse à mes questions, elle me dicte ce que je dois faire ou ne pas faire. Jusqu'à ce jour, Moki ne s'est jamais trompée. Alors comment pourrais-je nier que les animaux ont une âme ?

Maurice R. Grenoble