Depuis l'âge de 13 ans je
vis une aventure étrange. L'année où cela débuta,
je m'en souviens très bien, j'étais en 5e au Collège
de mon quartier lorsque, un matin, en classe, le proviseur m'interpelle:
- Paul Samart !
- Présent !
- Que faisiez-vous hier matin à
la Coupole lors de l'intercours de dix heures?
- Mais, Monsieur, rien. Je ne pouvais
pas être là-bas puisque, attendez, vous dites hier? Eh bien
je vous le jure, je n'ai pas quitté le collège, je... je
suis allé aux toilettes, ici même... et...
Mes camarades s'esclaffèrent
joyeusement. J'entendis dix commentaires murmurés dans mon dos:
- Il pissait !
- Il faisait sa grosse !
- Il payait ses impôts !
- Il secouait le baobab !
- Il étranglait le molosse !
- Ça suffit Samart! Vous
viendrez me voir après les cours!
Quelques semaines plus tard nous
nous trouvions à Megève en classe de neige. Nous étions
plusieurs dizaines d'élèves joyeux, turbulents, accompagnés
de moniteurs débordés et de professeurs excédés.
En classe, le premier matin, à
l'appel de mon nom je levai la main et regardai Monsieur Bouvier en souriant.
Il me fixa, l'oeil sévère et me dit:
- Paul Samart, que faisiez-vous
à minuit hier soir au bar du Tagada ?
Je tombais des nues !
- Au bar ? bafouillai-je sous les
lazzi de mes camarades mis en joie!
- M'sieur! Il picolait !
- C'est un ivrogne !
- Il baisait une fillette !
- Il sifflait une roteuse!
- Il draguait !
- Il violait une naine !
- Silence ! cria le Prof.
Rougissant, je répétai
bêtement:
- Au bar ?
- Samart, vous viendrez me voir
après le cours!
Durant toute la leçon de
français je me demandais bien ce qui m'arrivait! La veille à
minuit, j'étais dans mon lit, en train de dormir à poings
fermés.
Gontran Lherme, mon camarade de
chambre pouvait en témoigner! Nous n'avions pas bougé de
la nuit!
Après le cours, dans le bureau
du proviseur, je passai pour un fieffé menteur! Deux personnes au
moins m'avaient vu boire du génépi au Tagada, le bar de l'Hôtel
dont nous occupions une des dépendances. J'eus beau jurer que ce
n'était pas vrai, que ce n'était pas moi, que je devais avoir
un sosie, je vis bien qu'on ne me croyait pas.
La troisième fois
Ce fut durant les vacances de Pâques.
Rentrant à la maison après m'être promené librement
tout l'après-midi dans Paris, avoir visité les Invalides,
le Musée Rodin et flâné à Saint-Germain-des-Prés,
je trouvai mes parents réunis dans le salon comme pour un conseil
de famille. Il y avait même tante Agathe que je détestais
cordialement et qui me le rendait bien. Mon père d'ordinaire très
cool me prit à parti d'un air sévère:
- Que faisais-tu cet après-midi
au Parc Monceau avec cette traînée? Là encore je tombais
des nues.
- Je ne suis pas allé au
parc Monceau depuis plus d'une semaine.
- Tu mens! Tante Agathe t'a vu.
Tu embrassais une fille. Elle avait au moins dix ans de plus que toi!
J'étais ulcéré!
- C'est elle qui ment.
Pan! La gifle s'abattit sur ma joue
sans prévenir.
Je grommelai:
- C'est pas juste, j'étais
à Saint-Germain cet après-midi, tout seulÉ
Je fus puni, envoyé au lit
sans dessert. Je me sentis très vexé d'entendre ma mère
que j'adorais dire aux deux autres que je devenais "sournois"!
Tout de même, dans ma tête
d'enfant, je fis le rapprochement entre cet incident et ceux de l'école.
Aussi décidai-je d'aller, dès le lendemain, rôder au
Parc Monceau pour retrouver ce mystérieux inconnu qui se faisait
passer pour moi et dont je ne doutais pas un instant qu'il ne fût
mon sosie!
A peine avais-je franchi la grille
qu'une grande fille qui semblait m'attendre, perchée sur de hauts
talons, me prit dans ses bras et m'embrassa sur la bouche. Je trouvais
cela dégoûtant et je regardais, apeuré, honteux, autour
de moi. Mais personne ne semblait faire attention à nous. L'inconnue
était plus grande que moi. Plutôt jolie. Mais j'étais
très embêté!
Je détournai la tête,
m'essuyai les lèvres du dos de la main et m'insurgeai:
- Que me voulez-vous? Je ne vous
connais pas!
La jeune fille me toisa, se mit
à rire aux éclats et me dit:
- Eh bien Paul si tu ne me connais
pas après la journée que nous avons passée ensemble
et nos folies de la nuit! Tu sais, tu fais très bien l'amour! On
recommencera, dis? Je suis libre ce soir! Rouge comme une tomate, j'ouvris
tout grands mes yeux et la bouche, totalement dépassé.
- Moi ? vous... hier? balbutiai-je.
Complètement paniqué
je pris mes jambes à mon cou et m'enfuis, plantant là la
jolie inconnue.
Ce qui me tracassait le plus c'est
qu'elle m'avait appelé par mon prénom alors que je ne la
connaissais ni "des lèvres ni des dents" comme dirait notre gardienne.
Vraiment, je le jure, je n'avais jamais vu cette fille auparavant.
Quelques semaines plus tard
Là, ce fut encore plus grave.
Le patron du magasin de photo qui se trouve dans notre rue et à
qui mes parents confient tous leurs travaux vient interpeller ma mère
pendant que j'étais en classe et prétend qu'il m'a surpris
en train de chaparder une caméra vidéo dans sa boutique!
Le soir venu, mon père mis
au courant de l'affaire, m'administra pour la première fois de ma
vie une correction carabinée, malgré mes pleurs et mes dénégations.
Trois jours plus tard, après
consultation du proviseur et du directeur de mon collège, ma mère
me conduisit chez le Docteur Cohen, psychiatre, pour m'examiner plus à
fond. On ne me communiqua pas les conclusions de ce spécialiste
qui me posa tout un tas de questions avant de s'enfermer dans son cabinet
avec ma mère pour une longue délibération.
Cela dura ainsi tout au long de
mon adolescence. Cinq ou six fois par an un nouvel incident venait perturber
mon existence. Bien que je fusse bon élève, je devins renfermé,
communiquai moins facilement avec mes camarades et plus du tout avec mes
parents qui me considéraient comme un mythomane.
Je passai d'un psychiatre à
l'autre, passai des heures dans le cabinet de psychalalystes ou de neurologues.
On parla de dédoublement de la personnalité, de schizophrénie.
Période punk
Je changeai de coiffure, portai
des vêtements excentriques, j'eus même une courte période
punk à laquelle mes parents mirent fin très vite en m'envoyant
durant trois ans dans un internat spécialisé pour enfants
difficiles. Là, à intervalles réguliers cela recommençait,
on prétendait m'avoir vu ici et là. Et c'était toujours
à un moment où je me trouvais seul que l'on me voyait ailleurs.
Personne ne pouvait donc témoigner de ma bonne foi.
Je sortis de cette institution,
bac en poche mais plus renfermé que jamais, taciturne et complètement
asocial.
Je me brouillai peu à peu
avec mes meilleurs amis, pour des bêtises, de soi-disant rendez-vous
ratés ou autres billevesées.
J'obtins de mes parents de poursuivre
mes études à l'étranger. Je m'installai en Angleterre
où personne ne me connaissait. Mais cela recommença là-bas
aussi. J'avais beau avoir un caractère assez fort, je finis par
craquer le jour où ma petite amie du moment me quitta sous le prétexte
que j'avais couché avec sa meilleure amie. Ce qui n'était
pas vrai! Elle jurait m'avoir vu sortir avec elle, la bécoter au
cinéma. Elle assura même nous avoir suivis jusque à
l'hôtel où nous aurions passé la nuit!
Changement d'air
Après ma licence de philo
je changeai de pays, me rendis en Californie où, tout en poursuivant
mes études je m'installai dans un ashram où une trentaine
de disciples s'initiaient à la méditation et à la
discipline zen sous la houlette de Sar Daishimi un gourou renommé.
Cette vie saine, frugale me fit
du bien et ce fut, tout naturellement que je m'ouvris un jour de mon problème
à notre vénérable maître. Sayo Daishimi ne s'étonna
pas du tout à l'énoncé de mes aveux. Il m'expliqua
que mon karma avait dû être perturbé dans une vie antérieure
par un acte répréhensible. Il me dit aussi que je traînerai
durant toute ma vie actuelle ce double, sans que je puisse jamais m'en
débarrasser. Mais, si je vivais en communauté, dans le zazen,
avec sagesse et loyauté, je retrouverais la paix dans une vie future.
Je fuis la solitude
Depuis je m'y suis fait. Je fuis
la solitude au maximum car les apparitions de mon double ne surviennent
qu'à l'instant où je me trouve seul. Mais je me rends compte
que plus j'évite les imprudences et que ma vie s'assagit, plus les
incidents deviennent violents. On dirait que mon sosie veut me provoquer.
Sa dernière apparition d'ailleurs
me fut fatale. Dix témoins m'ont vu mettre le feu à l'ashram
et même le témoignage de Sayo Daishimi ne put empêcher
que l'on ne m'arrête et l'on ne m'emprisonne.
J'attends ma condamnation avec sérénité
Seul dans ma cellule, je jeûne
et je médite depuis dix jours, refusant toute nourriture pour atteindre
au satori, cette illumination intérieure qui me prouvera que je
suis sur la bonne voie! La voie du salut.
J'étais son double
Quelle ne fut pas ma surprise ce
matin lorsque un gardien amena un autre prisonnier dans ma cellule. Paul
Tramas arrêté la nuit dernière pour meurtre et vol
à main armée me ressemble comme deux gouttes d'eau. Et je
sus, nous sûmes, dès le premier regard qui nous étions.
J'étais son double et il était le mien! Le jour où
Paul Tramas fut condamné à mort, M. Sayo Daishimi vint me
rendre visite. Il me consola en me disant que je verrais bientôt
la fin de mes tourments.
Le jour de l'exécution de
Paul Tramas, à l'heure même où il passait sur la chaise,
j'ai senti tout à coup comme une immense libération. Tout
mon être s'est trouvé plus léger. Il me sembla que
je troquais enfin la vile et lourde défroque humaine contre le voile
translucide d'un pur esprit. Malgré les longs mois de prison qu'il
me reste à accomplir, je me sens enfin libre.
Paul Samart - San Francisco
© Marc Schweizer 1990