Portrait d'un Marabout

MA EL-AÏNIN
Guerrier, Mage et Thaumaturge
(1830-1910)

Fondateur de Smara, la mythique cité des sables

Au XIXe siècle, Muhammad Fâdil fut l'un des plus célèbres marabouts (moines guerriers et saints de l'Islam) du Sahara occidental. Mage et thaumaturge renommé, ce descendant du Prophète par la lignée d'Idris el-Fassi, dirigeait dans la région la très puissante confrérie Qadryia, qui rayonnait d'un bout à l'autre de l'Islam et devint la mystérieuse Fâdiliyya, bête noire des colonisateurs français.

Son fils, le cheikh Muhammad Mustapha Ma el-Aynaya al-Qalqami, plus connu sous le nom de Ma el-Aïnin «l'eau des yeux» naquit en 1830 près de de Oualata, en Mauritanie du Sud-Est. (D'autres sources disent 1838) Il était le douzième des quarante-huit fils de Muhammad Fâdil.

Ma el-Aïnin consacra son enfance à l'étude des textes saints, à la méharée et au maniement des armes. En 1857, il se rendit en pèlerinage à La Mecque avant de poursuivre ses études à l'institut coranique de Tindouf. Dès avril 1869, le savoir et le charisme grandissant du jeune hadj permirent à son père de le proclamer "cheikh" c'est-à-dire "guide spirituel et chef de tribu".

En 1860, méhariste confirmé, le jeune homme se mit à nomadiser entre l'Adrar et l'oued Dra. Ce fut à cette époque qu'il épousa une jeune Berabich, issue d'une tribu maraboutique célèbre en Mauritanie.

A la mort de Muhammad Fâdil

«A la mort de leur père, Ma el-Aïnin et ses frères, héritèrent de ses richesses, de sa baraka et de son pouvoir spirituel» nous dit El Hadj. Ils se partagèrent sa zone d'influence. Sidi al-Khayr s'installa dans la vallée du Sénégal, un autre, Sidi Lamin, dans l'Adrar. En fait, ce fut son neveu, At-Turâd al-Hadrâmi qui tenta de prendre le commandement de la tribu. Un autre de ses descendants, Sidi Bûh, fut considéré par ses frères comme le traître de la famille, en devenant un ami de Xavier Coppolani, un ami des Français.

Quant à Ma el-Aïnin, il se réserva le nord de la Seguiet el-Hamra. Courageux, souvent téméraire, la petite histoire affirme qu'il effectua un raid de 850 kilomètres en douze jours avec une caravane de vingt hommes à sa dévotion, portant la parole du prophète sans refuser de recourir, si nécessaire, au coup de feu.

Son intrépidité et son charisme lui valurent de nombreux disciples. En 1870, il s'établit en Mauritanie, à Chinguetti, cité jadis réputée pour ses saints, ses savants, ses mages, sa précieuse bibliothèque. Il y demeura le temps d'approfondir sa connaissance de la magie opératoire auprès de Mahmoud el-Matar, l'un des plus célèbres théologiens et thaumaturges de son temps.

Le saint homme, âgé de plus de 90 ans, prit Ma el-Aïnin en affection et le considéra comme son héritier spirituel. Il lui enseigna quelques secrets jalousement gardés, lui apprenant à lire l'avenir dans les étoiles, à se rendre invisible et invincible dans les combats, à fasciner les autres hommes les pliant à sa volonté par son seul regard, à commander au temps par le seul pouvoir de son esprit.

Il migra vers le nord et se fixa, vers 1873, au confluent de la Seguiet el-Hamra et de l'oued Tigsert où il édifia Dar el-Hamra, «la maison rouge», sa première zaouïa (centre de prière).

C'est là qu'il composa une grande partie de son œuvre composée de traités de théologie mystique, de droit, de thaumaturgie, de hadiths (commentaires du Coran), d'œuvres de prosodie ou de grammaire, de poésie, de manuels de magie opératoire. Centres d'enseignement religieux, hôtelleries pour les pélerins, les zaouïas servaient aussi de dispensaires. La médecine traditionnelle s'y mêlait à la divination et à l'initiation aux confréries.

En une décennie la renommée de Ma el-Aïnin se répandit loin à la ronde et les Maures de toutes les tribus de la région se pressaient pour lui rendre visite, les uns pour obtenir un conseil, lui soumettre un litige, se faire soigner.

Rares furent les Européens qui eurent le privilège d'approcher le cheikh et de visiter sa zaouïa.

Camille Douls

Parmi eux, un jeune Français: Camille Douls. En 1887, cet intrépide Aveyronnais de vingt-deux ans aborda le Sahara par la côte atlantique souhaitant atteindre le Sous par la voie du sud peu explorée jusque là. Il avait appris le hassani, et d'autres dialectes maghrébins, étudié le Coran et mémorisé des prières musulmanes avant de se faire débarquer, déguisé en Arabe, sur la côte atlantique par des pêcheurs des îles Canaries.

A peine à terre, il tomba aux mains d'une faction Ouled Delim. Ces guerriers réputés pillards se mirent à fouiller ses affaires. Un lexique franco-berbère et une boîte de sardines à l'huile, cadeau de ses amis pêcheurs, le trahirent.

Sévèrement battu, puis enterré vif jusqu'au cou, il évita la mort in extremis en récitant la sourate des agonisants. Surpris, ses tortionnaires furent pris de doute. Était-il un espion ou vraiment, comme il le proclamait à cor et à cri, Abd el-Malek, bon musulman et marchand malien ? Il fut traîné d'interrogatoire en interrogatoire sans jamais se couper dans ses réponses.

Alors, dans le doute, craignant de tuer un de leurs correligionnaires, ses geôliers décidèrent de l'emmener à Dar el-Hamra pour soumettre son cas au cheikh Ma el-Aïnin.

«Lorsque Douls atteignit le campement du grand chérif, ce fut une véritable cité de toile qu'il découvrit: Au milieu d'une plaine, une multitude de tentes serrées les unes contre les autres entouraient une tente plus élevée, dont la couleur et la forme révélaient une fabrication européenne. Elle était octogonale, en forme de coupole et en toile blanche écrue.»

«Le jeune explorateur identifia « des Ouled Delim, avec leur air farouche et leur chevelure tombant longue et hirsute sur leurs épaules - des Reguibat, représentant la noblesse chez les nomades, qui tiraient grande gloire de leur origine chérifienne et cherchaient à en imposer par leur attitude et leur tenue. Il y avait aussi des Laroussiin, également d'origine chérifienne, mais dont les cheveux, crépus et la face prognathe prouvaient le mélange de races.»

Ma el-Aïnin : l'unificateur et le fédérateur

Ma el-Aïnin apparaissait alors comme l'unificateur des factions ennemies, le fédérateur des résistances potentielles à l'envahisseur européen.

Lorsqu'on lui amena le prisonnier, le cheikh présidait «la cérémonie du baise-main et distribuait des reliques aux nomades, qui arrivaient des quatre coins des steppes pour vénérer le saint personnage». Entre le chef politique, le chef religieux et le mage thaumaturge, la fusion semblait totale.

«Assis sur un beau tapis marocain, écrit Douls, entouré de ses disciples et de ses serviteurs, le cheikh avait la face voilée et la tête surmontée d'un immense turban. Le corps enfoui sous les plis, d'un haïk couleur bleu azur l'on n'apercevait de sa massive personne que ses deux yeux brillants et les mains qu'il reposait sur ses genoux.

Dès le seuil de la tente, les Maures se prosternaient la face contre terre, et c'est en rampant qu'ils venaient baiser la main du seigneur nomade. La plupart quémandaient des remèdes. Le cheikh leur offrait une simple poignée de sable sur lequel il insufflait sa respiration sacrée, et les nomades emportaient précieusement cette relique, avec les démonstrations du plus grand respect. »

Avec Douls, Ma el-Aïnin se montra débonnaire. Il le questionna fort paternellement, et se montra plutôt convaincu par la sincérité de ce pseudo-coreligionnaire qui récitait la Fatihâ sans bafouiller. L'examen fut un succès. Les Ouled Delim adoptèrent le jeune explorateur. Il mena leur vie pendant quelques mois avant de regagner la France.

A Paris, son récit lui valut les éloges des austères sahariens de la Société de géographie. Exalté par ce premier succès, Dous repartit en Afrique, traversa l'Algérie sous le même déguisement, mais trop sûr de lui, la chance lui fut infidèle. Ses guides le démasquèrent et l'étranglèrent sur la route de Tombouctou.

Chef de guerre

Ma el-Aïnin ne se contentait pas de prêcher, d'enseigner le Coran, de prédire l'avenir ou de distribuer des talismans. Les expéditions militaires et colonisatrices des Européens l'avaient contraint à s'éloigner de ses terres d'origine et il rêvait de prendre sa revanche. Mais les populations nomades étaient divisées, habituées à la lutte tribale, aux rezzous et autres vendettas chroniques. Dès lors ce fut en chef de guerre qu'il décida de les préparer à s'opposer par les armes à l'arrivée prochaine des chrétiens.

Ainsi, dès 1890, le cheikh prêcha l'union de tous les musulmans. Cet esprit de solidarité islamique animait également un autre personnage: le sultan du Maroc Moulay Hassan. Au Nord, en effet, l'enseignement radical du cheikh n'avait pas tardé à faire tache d'huile. Le commandeur des croyants et le marabout entamèrent une correspondance. A la demande du souverain, le cheikh dressa le thème astrologique du royaume et de la famille alaouite. L'horoscope ne révéla rien de bon pour les cinquante années à venir.

Pour retarder la colonisation, Moulay Hassan joua sur les rivalités qui opposaient les puissances européennes. Lorsque l'Écossais Donald Mackenzie tenta d'établir une tête de pont commerciale dans le Sud marocain par la construction à Cap Juby de sa fameuse Casa del Mar, Ma el-Aïnin et le sultan opposèrent un front commun.

Leur farouche résistance fut contrariée par le déclin de la Turquie. La Sublime Porte amorçait alors son inexorable déclin et ne leur fut d'aucune aide.

A la mort de Moulay Hassan, en 1894, Ma el-Aïnin incarnait la résistance. Représentant officieux du sultan, il contrôlait un vaste territoire inviolé aux marches du désert. Lors de son voyage de 1896 à Marrakech le jeune Sultan Moulay Abd el-Aziz lui réserva un accueil princier. Le commandeur des croyants lui permit de créer des zaouïas dans tout le royaume chérifien, à Marrakech, Fès, Salé. La Aïnya, confrérie dérivée de la Qadryia, prospérait, inculquant à ses fidèles la haine de l'envahisseur européen.

Smara, la cité des sables

Vers la fin du siècle, devant l'avancée de la colonisation française dont il fut un farouche adversaire, Ma el-Aïnin décida la construction d'une cité hors de portée des envahisseurs. Dès lors, se retirant plus avant dans le désert, il fonda la ville sainte de Smara dont il interdit l'approche à tout Roumi sous peine de mort et où il s'efforça de fédérer contre l'envahisseur chrétien les tribus ennemies jusque là en perpétuelles luttes intestines.

Lorsqu'on lui objectait l'impossibilité de trouver suffisamment d'eau pour alimenter une ville dans le désert, le Marabout répondait qu'Allah lui avait donné, comme à Moïse, le pouvoir de faire jaillir de l'eau pure des sables ou de la roche la plus dure. Et il en fit la démonstration à plusieurs reprises.

Dès son retour au Sahara, vers 1897, Ma el-Aïnin entreprit l'édification de cette place forte religieuse et politique destinée à servir de plaque tournante entre le Maroc, la Mauritanie et le Sahara profond. Avec l'appui et les subsides de Moulay Abd el-Aziz, il l'installa aux confins de la Seguiet el-Hamra, au bord de l'oued Ouen Selouane, au lieu-dit Es-Smara, littéralement « le lieu herbeux ». On fit venir des architectes de Marrakech. Les matériaux nécessaires au gros _uvre arrivèrent d'Agadir par la mer. De l'embouchure de la Seguiet ou de Cap Juby, les caravanes les acheminaient sur 250 kilomètres.

Smara surgit du désert tel un mirage, avec ses murailles, son enchevêtrement de ruelles aux demeures bâties autour de leurs puits et de leurs cours carrées disséminées autour d'une grande et belle mosquée que Ma el-Aïnin voulut aussi prestigieuse que celle de Cordoue.

La Kasbah comprenait le logement en pierre du cheikh et de sa famille, des salles de cours couvertes et à ciel ouvert, des greniers, des locaux pour abriter l'entourage du marabout et ses hôtes, des silos et des citernes. Le long de l'oued, des jardiniers plantèrent une palmeraie de jeunes dattiers mauritaniens parcourue de ruisseaux d'irrigation permettant de cultiver arbustes fruitiers et légumes.


La légende dorée

Ma el-Aïnin possédait plusieurs centaines de chameaux et quatre femmes légitimes, fait rare chez les nomades, qui restent pour la plupart monogames. Sa sainteté était si évidente qu'on lui attribuait d'innombrables miracles. « Lorsqu'il paraissait, coiffé d'une grande chéchia de laine blanche, en forme de pain de sucre, on assurait que cette coiffure le rendait invisible, grâce à une amulette offerte par son père, Mohammed Fadel(2)»

La légende dorée prétend qu'il avait rendu la vie à plusieurs guerriers morts sur le champ de bataille, à une femme enceinte décapitée par un soldat espagnol, et même «ressuscité une chamelle, dont la mort avait occasionné une lutte terrible entre deux factions de tribu rivales.»

On affirmait aussi que, vers 1914, il avait abattu de son seul regard, un avion qui survolait la cité sainte.

Durant une dizaine d'années l'influence de Ma el-Aïnin et la renommée de Smara rayonnèrent sur toute l'Afrique du nord.

Edouard Montet (2), un écrivain français établi à Alger, tenta au début du XXe siècle de dresser le portrait du maître de Smara d'après les témoignages des quelques rares voyageurs qui l'avaient rencontré.

Apogée

Mais l'amitié qui liait Ma el-Aïnin à Moulay Abd el-Aziz (sultan de 1894 à 1908) se rafaîchit, le cheikh reprochant au monarque de s'entourer d'Européens. Faute d'argent, la mosquée de Smara ne fut jamais achevée. Partout les Français accroissaient leur pression.

En 1905, le marabout convoqua les chefs de tribus à Smara. Son aura était alors si grande que le sultan se fit représenter auprès de lui par son cousin Moulay Idriss (3). Ma el-Aïnin prêcha la guerre sainte. Il convainquit son assistance par sa puissante détermination et son verbe flamboyant. Pour soutenir les opérations anti-françaises dans le Tagant (plateau situé à l'ouest de Nouakchott), le cheikh envoya des armes et des instructeurs. On alla jusqu'à prétendre qu'il avait fait assassiner Xavier Coppolani, le représentant de la France en Mauritanie, mais le fait ne fut jamais prouvé.

A ceux qui rêvaient d'enrayer l'influence française, la conjoncture paraissait alors éminemment favorable. Les Anglais, les Italiens et les Espagnols voulaient leur part de gâteau et le disputaient à la France. Le Kaiser Guillaume II débarquait à Tanger en 1905, bien décidé à semer la pagaille dans le jeu de Paris.

Pour Ma el-Aïnin, ces années marquèrent une sorte d'apogée. Sa confrérie était devenue omniprésente. Un imprimeur turc établi à Fès diffusa ses écrits à travers tout le monde musulman. Son principal appui au makhzen (gouvernement du sultan), était un conseiller très écouté, le caïd Al-Mechouar Idris Ben Iaïch.

Au Sud, son autorité sur le Sahara n'avait jamais été aussi forte. On racontait qu'un rezzou ayant dérobé trois cents de ses chamelles, il n'avait eu qu'à dépêcher deux messagers sur place et menacer le prédateur d'une malédiction divine pour obtenir leur restitution immédiate.

En 1906, à Marrakech, des émissaires de l'Emir venus acheter des armes avaient commis une série d'exactions. Le Glaoui, pacha de la cité, avait dû sur l'ordre du Sultan confisquer leurs fusils et leurs munitions tandis que Lyautey saisissait Oudjda en représailles.

Mais, les alliés du cheikh de Smara attaquèrent en Mauritanie forçant la France d'évacuer Akjoujt.

Durant l'été 1907, Casablanca s'embrasa. Neuf Européens furent massacrés. En 1908, la colonne Mangin sera détruite à El-Moïnam; les rebelles firent livrer la tête de l'officier, empaquetée dans un voile indigo.

Déception et décadence

Ma el-Aïnin se montra de plus en plus déçu par la mollesse de Moulay Abd el-Aziz, le fils de Moulay Hassan. Ce prince préférait manifestement les phonographes et les trains électriques à l'indépendance de l'Islam.

Dressant l'horoscope de la monarchie chérifienne, il vit dans le thème astral de son protecteur sa chute prochaine et son remplacement sur le trône par son frère. Le marabout décida alors de soutenir Moulay Hafid, auquel il fit allégeance à Marrakech, en août 1907. Ce dernier renversera son frère mais ne règnera que de 1908 à 1912 et représenta une nouvelle déception pour le saint homme.

A partir de 1909, le vieillard (il avait 71 ans) se retrouva seul à la tête du djihad. En mai 1910, dans un acte de courage désespéré, il se proclama sultan, élu de Dieu. C'était l'année de la grande sécheresse. Les puits tarirent, les jardins furent brûlés par le soleil, les palmiers séchèrent sur pied. Les bêtes moururent de soif.

Abandonné de tous, Ma el-Aïnin dut abandonner Smara, sa belle cité mythique devenue inhabitable. Son royaume des sables s'effritait. Déjà, grâce à Gouraud, les Français occupaient l'Adrar en Mauritanie du Nord et le Sud Oranais. Le cheikh se replia avec sa famille au pied de l'Anti-Atlas, à Tiznit, où il mourut le 28 octobre 1910. Son tombeau s'y trouve toujours.

Ahmed el-Hiba

Ahmed el-Hiba (1876-1919), le fils préféré du cheikh, reprenant l'étendard du djihad voulut venger son père. A la tête d'une troupe de farouches guerriers il monta vers le nord, entra dans Marrakech, dans Fès, mais il échoua face à la colonne Moinier, envoyée au secours des Alaouites. En juin, sa harka fut dispersée dans le Tadla.

Antoine de Meaux

Antoine de Meaux (4) dans son ouvrage L'ultime Désert, conclut : «Ma el-Aïnin ne fut pas le premier, au cours de l'histoire, à fonder sa légitimité sur son rayonnement religieux et sa prétention à incarner l'esprit de résistance face à une menace infidèle. Plusieurs dynasties se construisirent ainsi, surgissant brusquement du désert où transitaient les richesses. Il leur suffisait de bousculer un pouvoir vermoulu et de s'emparer de ses symboles. Cette fois, pourtant, la conquête n'eut pas lieu. Les Français s'étaient couchés en travers.»
[...]

«Au cours d'un affrontement décisif, le général Charles Mangin défit El-Hiba au nord de Marrakech, à Sidi Bou Othman, le 6 septembre 1912. Cette bataille ruina définitivement la puissance militaire de la famille de Ma el-Aïnin. La dissidence, morcelée, se limita désormais à quelques espaces arides et montagneux. Pendant la guerre de 1914-1918, des agents allemands imaginèrent de ranimer la rébellion en distribuant des subsides.»

«Le 15 novembre 1916, à bord d'un sous-marin, Probster, ex-consul à Fès, se rendit à l'embouchure de l'oued Assaka. Il tenta de débarquer des armes et des munitions. Mais les incursions vers le « Maroc utile » étaient jugulées pour longtemps. En 1919, El-Hiba mourut dans son nid d'aigle de Kerdous, perdu dans l'Anti-Atlas. Réduite à la portion congrue, sa succession fut relevée par son frère, Merebbi Rebbo, le dernier sultan bleu. Malgré sa bravoure, il ne devait guère inquiéter les Français. En 1934, il passa en territoire espagnol, et négocia sa reddition à Cap Juby.»

«Si la défaite d'El-Hiba sonnait le glas de la dissidence au Nord, le Sud bénéficia d'un très court sursis. La guerre que dirigeait Mohammed el-Aghda, autre fils de Ma el-Aïnin, reposait sur le rezzou traditionnel. En 1912, le lieutenant-colonel Mouret avait succédé à Gouraud et Patey comme commissaire et commandant militaire de la Mauritanie.»

«A quarante ans, il était l'un des plus jeunes lieutenants-colonels de l'armée. Il s'était juré de pacifier la région. [...] Partisan de la force, il déploya une présence militaire ostentatoire. En janvier 1913, le peloton méhariste du lieutenant Martin fut détruit par les hommes de Mohammed el-Aghdaf. Sans attendre les instructions, Mouret décida de se lancer immédiatement sur les traces de la harka, et d'exercer un droit de suite - la zone étant sous domination officielle des Espagnols. Il réunit rapidement ses méharis, un peu d'artillerie, des mitrailleurs et des auxiliaires; puis il se lança dans une course poursuite.»

Les Français atteignent Smara

«Le 28 février, le détachement arriva devant Smara. C'était la première fois que des Français atteignaient la cité mythique du marabout. Pour préserver l'effet de surprise, les chameaux avaient été muselés. Mais les rebelles étaient partis. La ville déserte. En représailles, Mouret fit incendier des bâtiments et canonner la coupole centrale du M'sid. Il n'y avait rien à piller.

«Quant à El-Aghdaf, il le piégea vers l'oued Tagliat. Le combat fut sérieux. Il dura deux jours, à 800 kilomètres du poste le plus proche, opposant mille Sahariens à trois cent soixante-quinze soldats et goumiers français. Mouret eut à déplorer vingt-quatre tués et quarante-quatre blessés. Du côté des fils de Ma el-Aïnin, il y eut cent-trente morts. (...) Pour ne pas indisposer les Espagnols, le passage par Smara avait été passé sous silence. Nul n'avait songé à relever la position de la ville.»

«Le 25 mai 1914, Mouret quittait donc la Mauritanie en vainqueur. La prise de Smara ne lui conféra point la baraka. Trois mois après, il tombait à la tête de son 36e régiment d'infanterie coloniale, près de Bayon, en Lorraine. Après Douls, Mouret, sous les balles allemandes. La ville du vieux cheikh s'enfonçait dans l'oubli, mirage de méharée gardé par des spectres.»

En 1930, Michel Vieuchange, un jeune homme de 26 ans et Jean, son frère médecin, organisèrent une expédition vers Smara, cité mythique interdite aux Européens. Le raid conduit par Michel, déguisé en femme, - Jean demeurant à Agadir pour lui assurer une base arrière et faciliter l'intendance - finit tragiquement par la mort du jeune explorateur.

"Smara", le récit de voyage publié en 1932 d'après les carnets du jeune Michel Vieuchange et réédité chez Phébus en 2004, est considéré comme l'un des plus pathétiques récits d'aventure saharienne.

©  Pierre Genève - 2005


Sources et Ouvrages de référence :

 

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