LES MORTS VIVANTS
L'INCONNUE DU FLEUVE

L'affaire dont je témoigne date des années 60. Pour des raisons de secret professionnel et de discrétion, je me permets de changer le nom de ses protagonistes et celui de la ville où elle s'est déroulée. Mais tout le reste est exact, j'étais moi-même interne à la Faculté de X. au moment des faits, et assistais le Professeur L. spécialiste de Médecine Légale pour me faire de l'argent de poche, avant d'obtenir mon doctorat et d'ouvrir mon propre cabinet.

 
Ce matin-là, lorsque je me penchai sur le tiroir réfrigéré, écartant la toile qui ceignait le cadavre prévu pour le cours de dissection, je tressaillis.

Jamais encore depuis que je me livrais à des travaux d'approche, à l'Institut de Médecine Légale, je ne m'étais trouvé en présence d'un corps si beau, si pur, aux traits si fins.

Une jeune fille blonde, aux yeux bleus d'eau, à la peau nacrée, que l'on pouvait croire endormie, m'apparut. Au lieu des odeurs fortes des produits conservateurs luttant contre la pourriture, il émanait de la boîte, un parfum délicat, indéfinissable.

Muet, comme frappé de stupeur, je ne pus arracher mes yeux de cette harmonie, de cette grâce. Chargé de la préparation des instruments, des tissus et des organes pour le cours d'autopsie légale, je ne me résolvais pas, malgré l'heure avancée, à mutiler ce corps trop parfait.

Je m'enquis, par téléphone, auprès du responsable de la morgue, de la provenance de ce cadavre. Il m'apprit qu'il s'agissait d'une inconnue repêchée dans la ... voici plusieurs mois.

Pas réclamé par la famille

Le corps n'ayant jamais été réclamé par la famille et l'enquête diligentée par le parquet n'aboutissant pas à lui donner une identité, nous en héritions le plus légalement du monde, tous les délais ayant été respectés.

Lorsque la cohorte bruyante des étudiants envahit l'amphithéâtre, j'étais encore debout, paralysé, sous le charme, sans avoir commencé l'autopsie.

A l'entrée du Professeur L. je n'étais pas plus avancé.

Selon son habitude, L. suspendit son manteau à la patère et revêtit sa blouse de travail tandis que son assistante l'aidait à enfiler ses gants. Il s'approcha de la table de dissection et me salua.

Me voyant immobile et trouvant mon attitude plutôt curieuse, il m'apostropha de sa voix chaude aux accents méridionaux:

- Eh bien Ludovic, quelle belle brune avez-vous préparé pour servir d'exutoire aux instincts libidineux et pervers de vos petits camarades?

Il faut dire qu'en général, les dépouilles humaines aboutissant là n'étaient guère ragoûtantes !

J'avouai piteusement:

- Je n'ai pas osé la toucher, Monsieur ! Regardez !

Il y eut des rires moqueurs et des coups de sifflet dans les travées des gradins. Mais alléchés, plusieurs étudiants déferlèrent vers l'estrade.

Le Professeur se pencha à son tour, entouré par ses élèves, et admit simplement:

- C'est vrai qu'elle est belle ! Mais nous sommes ici pour travailler. Cette petite est morte. Nous ne pouvons plus rien pour elle. C'est justement pour sauver d'autres belles filles comme cela que vous étudiez la médecine. Profitons de son intégrité apparente pour voir de quoi elle est morte, quel mal sournois a interrompu sa vie dans la fleur de sa jeunesse. Scalpel !

De ses doigts gantés L. souleva une paupière. Un iris d'un bleu pur apparut, lumineux, intense, presque insoutenable.

Assailli par le doute

Assailli par le doute, il tâta la peau restée souple, ordonna à ses assistants d'installer le cadavre sur la table de dissection et de le soumettre aux instruments de contrôle.

Comme prévu, la pression sanguine se révéla nulle et l'encéphalogramme plat. Ouf ! Aucun doute, elle était bien morte.

Pourtant, lorsque la lame précise du professeur fendit sa peau à la fois élastique et ferme, sans nulle trace de corruption, des gouttes de sang perlèrent tout le long de la blessure, comme de précieux rubis.

Fascinés, les élèves restèrent muets. Nul ne risqua plus de plaisanterie. Lorsque la scie découpa les côtes, plus d'un, sans oser se l'avouer, s'attendait à ce que, au fond du thorax ouvert, apparût le coeur palpitant de la jeune inconnue, comme dans un film d'épouvante.

Soudain, en une fraction de seconde, notre univers de logique scientifique bascula dans l'irrationnel. Pour ce professeur célèbre et notre groupe d'étudiants, imprégnés de certitudes immuables, les connaissances, les lois que nous avions chèrement apprises, semblaient ne plus avoir cours, et perdaient leur emprise sur le réel.

Le cadavre de la jeune inconnue, dépecé avec précaution, les viscères prélevés pour l'autopsie, nous analysons le contenu des poumons, de l'estomac, de l'intestin sous les directives du professeur de plus en plus perplexe.

L. finit par admettre, avec une visible répugnance, devant ses élèves réunis, qu'il se passait sous nos yeux un phénomène inconnu, d'une très haute improbabilité, encore inexpliqué, mais qui comme tout phénomène trouverait tôt ou tard son explication.

Ses conclusions, qui nous frappèrent tous, nous qui assistions ce matin-là à cet incroyable cours magistral, fut que:

Primo: Bien qu'elle fût morte, selon les critères universellement admis par la science, les organes et les tissus de la jeune fille n'étaient absolument pas lésés ni corrompus.

Secundo: Bien qu'elle ne respirât plus, que son coeur ne battît plus, que son cerveau ne fût plus irrigué, le corps de l'inconnue semblait absolument intact, prêt à repartir, pour peu qu'on lui insufflât le souffle vital, que l'élan soit redonné à son organisme.

Tertio: Une telle situation était sans précédent, impensable ! Seule pouvait être avancée une explication hasardeuse, l'hypothèse cryogénique par exemple. (Abaissement de la température stoppant le mouvement des particules atomiques.) Or, le corps qu'ils avaient devant eux, bien que conservé au froid depuis plusieurs mois, n'était pas congelé, et se trouvait préalablement soumis à la température ambiante en vue de l'autopsie.

Une nouvelle expérience.

Le temps du cours étant écoulé, le professeur L. nous libéra, mais décida de se livrer personnellement à une nouvelle expérience.

Il s'en ouvrit à ses assistants dont j'étais.

- Nous allons restaurer ce corps, recoudre minutieusement chaque organe à sa place, comme si ce cadavre était encore en vie, et nous allons étudier ce qui va se passer.

Aidé de toute son équipe, le professeur passa plusieurs heures à remettre chaque élément de ce puzzle dans son état primitif.

Ainsi reconstituée, la jeune inconnue n'était plus que la caricature de ce qu'elle fut. Le corps et le visage ravagés par les coutures, les chairs tuméfiées, boursouflées, elle avait perdu tout mystère et toute beauté.

La journée passa vite. Le soir venu nous remîmes avec précaution le cadavre dans son tiroir réfrigéré et allâmes dîner ensemble dans un troquet proche de l'institut. Au cours du repas, les questions fusèrent:

- A votre avis, professeur, que s'est-il passé, comment expliquez-vous ce phénomène?

- Je ne me l'explique pas.

- Mais vous..., vous imaginez des hypothèses? risquai-je.

- Certes, mais si je vous les exposais vous les trouveriez tellement farfelues que vous hésiteriez à poursuivre vos études et vos recherches sous ma direction !

- Vraiment?

- Ecoutez Ludovic, j'ai soixante-deux ans. Il y a bien cinquante ans que je ne crois plus au père Noël, quarante-cinq ans que j'ai perdu la foi en un Dieu barbu et omnipotent ou aux bonnes fées des contes de mon enfance. Voici quarante ans que je dissèque des corps d'animaux ou d'êtres humains, sans y avoir jamais découvert la moindre âme ou parcelle de transcendance. Or là, ce matin, nous venons vous et moi d'assister, à ce que pudiquement j'appellerai un phénomène paranormal, mais qui pour d'autres représenterait certainement un miracle. Alors des hypothèses...

- Du moins votre sentiment?

- Je pense qu'il existe dans l'univers autant de forces, de puissances, de phénomènes inexpliqués à ce jour qu'il y en a de connus, d'expliqués, de scientifiquement admis. Dans le cas précis qui nous préoccupe, je dirais simplement qu'une "énergie" inconnue semblerait avoir suspendu provisoirement les lois biologiques qui régissent habituellement la lente corruption des corps privés de vie.

Mais je vous parie que tôt ou tard la nature aura repris ses droits et que cette petite merveille ne sera plus hélas que puanteur et charogne. Cela vous satisfait-il?

- En tout cas si elle ne résout rien, votre explication a le mérite de la clarté et de la simplicité. Le dîner achevé le professeur L. nous nous séparâmes pour nous reposer des fatigues de cette harrassante journée.

Mais dès l'aube, sans nous être donnés le mot, nous nous sommes tous retrouvés au laboratoire de dissection, curieux de voir l'état dans lequel nous retrouverions notre "belle patiente".

Lorsque j'ouvris le tiroir, en retenant mon souffle, j'eus un choc: La jeune fille nous souriait, plus belle qu'avant, intacte, immaculée, sans que nulle trace ne laisse apparaître sur son corps parfait, les outrages conjugués du scalpel et du catgut

 
Dr Ludovic N.

 
© Pierre Genève


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