LES ENTERRÉS VIVANTS
 

L'ENTERREMENT DE L'ONCLE

Marie Creac'headic, jeune fille de quinze à seize ans, était servante à la ferme de Kervézenn, en Briec. Non loin de Kervézenn, s'éteignait doucement, dans une chaumière isolée, un vieillard aveugle qui était l'oncle de Marie, à la mode de Bretagne, et à qui elle allait quelquefois faire visite.

Un matin, elle s'en revenait de Quimper, où elle avait coutume d'aller chaque jour porter du lait, avec une petite voiture à bras. On était en hiver et il faisait à peine jour.

Marie se trouva tout à coup devant un char à bancs, dont un paysan, qu'elle reconnut, conduisait le cheval par la bride. Elle n'eut que le temps de se garer, avec sa voiture, dans la douve.

Le char à bancs passa: elle vit qu'il contenait un cercueil. Derrière, venait le porteur de croix, puis un prêtre, le recteur de Briec, et enfin le cortège funèbre. Marie ne fut pas médiocrement surprise de voir que le deuil était mené par les plus proches parents de son oncle aveugle.

- Allons, se dit-elle, il paraît que mon oncle est mort.

Elle rentra à Kervézenn, tout attristée, un peu dépitée aussi qu'on ne lui eût pas fait part de la mort du pauvre vieux, qu'elle aimait beaucoup.

La maîtresse de maison, remarquant qu'elle avait l'air tout drôle, lui demanda:

- Qu'est-ce donc qui vous est arrivé, Marie?

- Il m'est arrivé que je viens de croiser avec l'enterrement de mon oncle, et qu'on n'a pas daigné me faire part de sa mort.

La maîtresse de maison se mit à rire.

- Vous avez rêvé, ma fille; car, certes, vous n'étiez pas bien réveillée quand vous avez vu ce que vous dites. Si votre oncle était mort, on l'aurait su dans le quartier.

- Eh bien, répondit Marie, j'en aurai le c¦ur net!

Et elle alla, d'une course, jusqu'à la chaumière.

Elle y trouva le vieil aveugle, couché, comme à son ordinaire, dans le lit clos, auprès de l'âtre. Seulement il avait la face toute jaune et ne respirait presque plus.

Une de ses filles qui était là, avec d'autres parents, invita Marie à se joindre à eux pour la veillée, cette nuit-là, en ajoutant que ce serait sans doute la dernière.

Elle ne manqua pas de s'y rendre.

Comme elle était un peu fatiguée de sa journée, elle s'assoupit, au bout d'une heure ou deux. Soudain, il lui sembla que quelque chose de lourd venait de heurter contre la porte. Elle se réveilla en sursaut, et s'aperçut que les autres veilleurs, eux aussi, dormaient d'un sommeil profond.

La porte cependant s'était ouverte.

Marie vit entrer un cercueil qui fut déposé par des mains invisibles sur le "banc-tossel".

Elle eut grand-peur et se tint bien coite à la place où elle était assise. Elle serra même très fort ses paupières sur ses yeux.

Mais, quand elle ne vit plus, elle entendit..., elle entendit les mains mystérieuses fourrager dans le cercueil parmi les rubans de bois ou ripes qu'on étend sous les cadavres et le chanvre peigné qu'on tord en guise d'oreiller sous leur nuque.

En ce moment, l'oncle fit un long soupir.

A l'aube, on constata qu'il était déjà froid.

Marie Creac'hcadic s'en fut à Kervézenn, le c¦ur chaviré, prier qu'on voulût bien lui permettre d'assister à l'enterrement. Mais la maîtresse de maison lui fit observer que les pratiques de la ville attendaient leur lait, qu'elle n'était d'ailleurs que la parente éloignée du mort et qu'elle s'était suffisamment acquittée envers lui en le veillant toute une nuitée.

La pauvre fille dut se résigner. Elle s'attela à la petite voiture et se dirigea vers Quimper. Elle rencontra l'enterrement - le vrai, cette fois - au même tournant du chemin où elle avait déjà croisé l'autre.

Craignant qu'on ne lui fît reproche pour n'être pas venue se mêler au cortège, elle se jeta dans un champ dont la barrière était ouverte.

Elle attendit là, en regardant à travers les ajoncs du talus, que le convoi se fût éloigné. Elle s'apprêtait à quitter sa cachette, quand elle fut clouée sur place de stupeur.

Voici que, par la route, s'avançait, d'un pas hésitant, un vieux à la figure jaune comme cire, et c'était son oncle, son oncle l'aveugle, qui suivait à distance son propre enterrement.

Pour le coup, Marie Creac'hcadic s'évanouit d'épouvante. Des gens qui passaient par le champ la trouvèrent une heure plus tard, qui gisait dans le fossé. Ils la rapportèrent à Kervézenn, à demi morte.

(Conté par Marie Manchec, couturière. - Quimper.)

 

LA VEILLÉE DE LÔN

Lorsque mourut Lôn Ann Torfado, ainsi appelé parce que sa vie durant il n'avait fait que mettre en pratique les préceptes d'Ollier Hamon "le mauvais clerc", sa femme convia en vain le voisinage à venir faire près de son cadavre la veillée mortuaire.

- Je ne tiens cependant pas, se dit-elle, à veiller seule ce mécréant. J'aurais trop peur que, mort, il ne me jouât quelque farce plus vilaine encore que toutes celles qu'il m'a jouées de son vivant.

Ceci se passait un samedi soir.

Quoique l'heure fût quelque peu avancée, la femme de Lôn Ann Torfado se rendit au bourg.

Elle pensait:

- Je trouverai bien à l'auberge trois ou quatre mauvais sujets, de l'espèce de Lôn, qui ne demanderont pas mieux que de l'assister dans sa nuit dernière. Il suffira que je leur promette, pour les allécher, cidre et vin ardent, à discrétion.

Ce qu'elle prévoyait arriva.

Dans l'auberge actuellement tenue par les Lageat, et qui est à l'entrée du bourg, une troupe de buveurs menait grand tapage, en jouant aux cartes. La femme de Lôn franchit le seuil et dit.

- Y a-t-il parmi les chrétiens qui sont ici quatre hommes charitables capables de me rendre un service?

- Oui, répondit un des buveurs, pourvu qu'il ne s'agisse pas d'aller coucher avec vous, car vous avez passé l'âge.

- Il s'agit de veiller mon mari qui vient d'expirer. Je promets cidre et vin ardent à discrétion.

- Aussi bien, garçons, fit en s'adressant à ses camarades l'homme qui avait déjà parlé, l'aubergiste nous a menacés de nous jeter à la porte, au coup de neuf heures. Suivons cette, femme. Nous continuerons notre partie chez elle, et la boisson ne nous coûtera rien.

- Allons! s'écrièrent les autres.

La femme de Lôn retourna au logis, escortée de quatre gaillards à demi-soûls et qui, tout le long du chemin, braillèrent à tue-tête.

- Nous voici arrivés, dit-elle, en poussant la porte. Je vous prierai d'être un peu moins bruyants par respect pour le mort.

Il était là, le mort, allongé sur la table de la cuisine. On avait jeté sur lui la nappe au pain, le seul linge à peu près convenable qu'il y eût dans la maison. Le visage toutefois était à découvert.

- Hé! mais, s'écria un des veilleurs improvisés, c'est Lôn Ann Torfado !

- Oui, répondit la veuve. Il a trépassé dans l'après-midi.

Elle alla à une armoire, en tira verres et bouteilles, disposa le tout sur le banc-tossel et dit aux hommes:

- Vous boirez à votre soif. Moi, je vais me coucher. - Oui, oui, vous pouvez laisser Lôn à notre garde. Nous l'empêcherons bien de s'échapper.

La femme partie, les hommes s'installèrent. à une petite table placée près du mort, sur laquelle brûlait une chandelle et où un rameau de buis trempait dans une assiette pleine d'eau bénite.

Je ne vous ai pas encore dit leurs noms. C'étaient Fanch Vraz, de Kerautret, Lach ar Bitouz, du Minn-Camm, et les deux frères Troadek de Kerelguin. Tous, gens résolus et sans souci, que la présence d'un cadavre n'était pas pour impressionner.

Fanch Vraz sortit de la poche de sa veste un jeu de cartes qui ne le quittait jamais. - Coupe! dit-il à Guillaume Troadek. Et voilà le jeu en train. Une heure durant, on joua, on but, on jura et sacra. En entrant, les gars n'étaient ivres qu'à demi; ils l'étaient maintenant tout à fait, sauf le plus jeune des Troadek. Celui-là avait un peu plus de pudeur que les autres. - Tout de même, garçons, dit-il, ce n'est pas bien ce que nous faisons là. Ne craignez-vous pas que nous ayons à nous repentir de nous comporter ainsi à l'égard d'un mort ? Nous n'avons seulement pas récité un De profundispour le repos de son âme.

- Ho ! ho ! ho ! ricana Luch ar Bitouz, l'âme de Lôn Ann Torfado! Si tant est qu'il en ait jamais eu une, elle aimerait mieux jouer et boire avec nous que d'entendre réciter des De profundis!

- Sacré Dié, oui! appuya Fanch Vraz. C'était un fier chenapan que ce Lôn, Je suis sûr, tout mort qu'il est, que, si on lui proposait une partie, il l'accepterait encore.

- Ne dis pas de ces choses, Fanch.

- Nous allons bien le voir!

Joignant le geste à la parole, il brassa les cartes et, comme c'était à lui la donne, au lieu de quatre jeux, il en fit cinq.

- Vieux Lôn! cria-t-il, il y en a pour toi.

Alors se passa une chose terrible à dire.

Le mort, dont les mains étaient jointes sur la poitrine, laissa glisser peu à peu son bras gauche jusqu'à la table des joueurs, posa la main sur les cartes qui lui étaient destinées, les éleva au-dessus de son visage, comme pour les regarder, puis en fit tomber une, pendant qu'une voix formidable hurlait par trois fois:

- Pique et atout, damné sois-je! Pique et atout Pique et atout!

Nos quatre lurons, d'abord pétrifiés par l'épouvante, eurent vite fait de trouver la porte. Et ce ne fut pas Fanch Vraz, malgré toute sa forfanterie, qui demeura le dernier.

Ils se précipitèrent devant eux, dans la nuit, sans se demander quelle route ils faisaient. Jusqu'à l'aube, ils vaguèrent ainsi, par les champs, semblables à des taureaux affolés.

Lorsque, avec le jour, ils regagnèrent enfin chacun leur maison, ils avaient tous au cou la couleur de la mort. Fanch Vraz expira dans la semaine.

Les autres en réchappèrent de justesse après avoir tremblé pendant près d'une année, terrassés par une fièvre mystérieuse dont ils ne purent guérir qu'à force d'absorber de l'eau de la fontaine de Saint-Gonéry.

 
(Conté par Jeanne-Marie Corre - Penvénan, 1886.)
Récits empruntés à l'ouvrage d'Anatole Le Braz:
Magies de la Bretagne, Collection Bouquins.

 


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