JACQUES YONNET
(1915-1974)

L'ENCHANTEUR DE PARIS

par Jean-Pierre Sicre

Érudit anticonformiste, fabuleux connaisseur du Paris ancien, de ses coutumes oubliées, de ses secrets, de ses légendes, il fréquenta moins la Sorbonne que les ruelles du quartier Mouffetard, haut lieu de la "cloche" parisienne voici encore trente ans. Ses activités de résistant pendant la guerre l'avaient mis en contact avec le petit peuple de la Rive Gauche, où il ne tarda pas à se trouver comme chez lui. La guerre finie, Paris change: Yonnet, témoin privilégié d'un lieu et d'une époque, s'empresse de noter ses souvenirs.

Conteur, ethnographe, poète, vagabond: Yonnet est un peu tout cela. C'est aussi une manière de sorcier, dont le regard extra-lucide parvient à capter ce que le passant distrait ignorera toujours: la secrète magie de ces lieux que les citadins arpentent depuis des siècles... magie qui tisse aujourd'hui encore sa trame d'ombre derrière la façade de ce qu'on appelle "la vie de tous les jours".

Publié après la guerre sous un titre (Enchantements sur Paris) qui ne correspondait que d'assez loin aux vœux de l'auteur, ce livre fascina alors des lecteurs aussi différents que Raymond Queneau, Audiberti, Paul Fort, Jacques Prévert ou Claude Seignolle. Ouvrage inclassable assurément. Une manière d'enquête ethnographique, si l'on veut, mais conduite par un esprit naturellement enclin à toutes les dérives. Plus exactement peut-être, une chronique « poétique » des bas-fonds du vieux Paris tenue au jour le jour par un homme qui se voulait l'ami de toutes les âmes perdues: assassins en rupture de bagne, clochards, chiffonniers, gitans, traînards de bistrot, artisans de l'ombre pratiquant des métiers étranges

Et chacun y va de son histoire, ou de telle aventure colportée par ouï-dire mais dont les témoins sont connus. Autant de récits époustouflants dont l'écheveau recoupe inévitablement les chemins de la légende. Mais l'auteur prend soin de nous prévenir: tout ce qui est rapporté ici se donne pour vrai, même et surtout l'incroyable, voire l'impossible.

Disons-le tout de suite: la confusion "naturelle" du fantastique et du quotidien dans la tête de ces flâneurs des deux rives n'est pas le moindre charme de ce livre, écrit dans une langue éblouissante. Leur témoignage, comme celui de l'auteur, a beau se vouloir scrupuleux (et les photos de Doisneau sont là pour l'attester), la poésie et ses chimères n'en sont pas moins constamment présentes. Ce qui n'étonne guère le subtil Yonnet, persuadé depuis longtemps que le Parisien de la rue n'est pas moins étrange que l'Indien des forêts d'Amazonie.


Jean-Pierre Sicre - Éditions Phébus

 

Bob Giraud et Jacques Yonnet

 

SOUVENIRS PERSONNELS

par Marc Schweizer

Ce fut dans un bistrot, comme il se doit, que je rencontrai Jacques Yonnet. A la Taverne du Pont-Rouge, à l'Ile St Louis, près de la passerelle qui relie celle-ci à l'Ile de la Cité. On y buvait d'excellentes bières, des vins d'Alsace de qualité et on y servait de bonnes choucroutes. L'ami qui m'avait amené là s'appelait William Fallet, belge et pas peu fier de l'être, de profession bouquiniste de père en fils.

Nous dînions rarement à table. Nous étions compagnons de zinc, piliers de comptoir. Jacques Yonnet, un petit bonhomme tout rond, jovial, conteur intarissable fréquentait au moins dix à vingt bistrots dans la journée. Et pour le retrouver, il fallait connaître ses itinéraires. Un carnet à dessin sous le bras, des crayons et des stylos à encre de chine dans ses poches, il croquait inlassablement les patrons et les clients des rades qu'il fréquentait, tout en contant des histoires, blaguant, usant et abusant du calembour et du contrepet.

A la fin des années cinquante, notre ami Pierre Chaumeil, Auvergnat grand teint et de bonne race, rédacteur en chef de l'Auvergnat de Paris ayant été interné au Camp de St Maurice-l'Ardoise pour avoir manifesté un peu trop de complaisance envers l'Algérie française aux yeux de certains notables, recommanda Yonnet au patron du journal pour le remplacer. (Pierre Chaumeil était l'auteur de deux célèbres apophtegmes de comptoir : L'argent liquide est fait pour être bu ! - Le zinc est le meilleur conducteur de chaleur humaine.)

Grâce à ce coup de pouce, Yonnet put fréquenter les bistrots quasiment à l'œil et pondre un article hebdomadaire rémunéré sur les établissements qu'il fréquentait. Cette chronique eut beaucoup de succès et il est fort dommage que nul éditeur ne l'ait éditée, avec ses fabuleux dessins.

Une cour d'admirateurs

Jacques Yonnet ne se déplaçait jamais sans une cour d'admirateurs, friqués parfois, ou simples piquassiettes, francs buveurs toujours. Ses articles, très prisés, n'étaient pas des compte-rendus d'échotier, de critique gastronomique, mais des histoires mêlant la réalité à la fiction, le rêve à le poésie.

Le "merveilleux urbain" amalgamait les légendes de comptoir aux réalités vécues, sans que nul Trissotin ne se plaignît de ces affabulations.

Le petit monde enchanté et magique de Jacques Yonnet se retrouva plus tard dans un étonnant ouvrage "Rue des Maléfices" publié chez Denoël sous le titre : Enchantements sur Paris.

Cet ouvrage, enfanté dans la douleur, accouché au forceps, car Jacques Yonnet connaissait l'horreur de la page blanche - comme son ami Antoine Blondin d'ailleurs -, se révéla un chef d'œuvre. Non seulement l'excellent Jacques était un conteur-né, possédait une riche imagination, mais «ce cochon de paresseux buveur intarissable» dixit son éditeur! - dessinait admirablement, écrivait comme un dieu. Il avait bien d'autres talents - sauf celui de gagner de l'argent ! Il jouait de la flûte de pan, de l'harmonica à bouche, chantait des chansons anciennes ou de son cru, en improvisait d'autres en s'accompagnant lui-même au piano.

Des événements magiques

Des années durant j'ai fait partie de sa cour et, à son contact, en sa présence, j'ai vécu des événements "magiques". Entre autres merveilles, il savait, dans certaines circonstances, faire "comparaître" des êtres décédés. C'est ainsi que par une nuit sans lune, dans le fond d'un caveau de la Montagne Sainte-Geneviève, il fit apparaître le mage et alchimiste Eugène Canceliet sous les yeux ébahis de Bob Giraud et de moi-même, tandis que présents à nos côtés, deux autres amis ne "voyaient" personne.

Titine, l'épouse de Jacques Yonnet avait hérité d'une tante une librairie ancienne située rue des Écoles. Pour faire bouillir la marmite, Mme Yonnet transforma peu à peu la boutique en magasin de fourrures, permettant à son époux de disposer d'un bureau où travailler sans soucis matériels, entouré de livres, de dessins, de statues nègres et de peaux de bêtes.

Hélas cet antre derrière une vitrine donnant sur la rue était peu fait pour la création littéraire. Du coup, chaque fois que de la rue un copain lui faisait signe, que le bon Jacques, voyait Titine occupée avec une cliente, il s'échappait discrètement par la porte sur cour pour rejoindre ses amis et reprendre ses expéditions bistrotières.

Condisciple de Jacques Arnal, le futur «patron» de la Brigade Mondaine, Yonnet fut aussi le "découvreur" des crimes du Dr Petiot, l'un des plus sinistres criminels des années de guerre.

C'est suite à la parution au mois de septembre 1944, de son article Petiot soldat du Reich qu'une enquête sérieuse fut ouverte à l'encontre de ce satanique médicastre qui se dissimulait alors sous de faux noms au sein même de la Résistance parisienne.

Grand mystificateur, inventeur de légendes urbaines et faiseur de canulars, Jacques Yonnet fut avec ses compères Pierre Béarn et Marcel Béalu, l'auteur de quelques mémorables turlupinades que je raconte par ailleurs.

De la fin des années de guerre jusqu'aux années 60, il participa avec quelques joyeux complices, à l'élaboration de reportages "bidon" tel La Fabrique des Enfants rouges, de pastiches de romans noirs, ou à la création de saints et de saintes imaginaires, telle «Sainte Patère» (voir ci-après).


André Moret


Presque en face de chez lui, rue Saint-Victor - il demeurait 17, rue des Écoles - il y avait l'atelier de son ami Dédé. André Moret était tailledoucier. Cet artisan avait le privilège insigne d'élaborer les premiers-jets d'un grand nombre des pièces originales "officielles" allant des diplômes aux billets de banque en passant par les timbres-poste. Ces admirables "maquettes" réalisées dans un format supérieur étaient exécutées sous strict contrôle d'huissier. Mais quelques "personnalités" importantes exigeaient de l'honnête Maître-Artisan une copie originale de ces chefs-d'œuvres pour leurs collections personnelles. Il existait donc sous la vieille table de l'atelier un tiroir où Dédé glissait les originaux bis.

C'est dans cet atelier que durant la guerre Jacques et Dédé confectionnaient à la barbe de l'Occupant, de faux-vrais Aussweis, des titres de transport, et, pour leur plaisir, des fausses invitations officielles aux raouts de la Gestapo ! On ne saura jamais sans doute combien de faux-vrais papiers d'identité furent établis dans cette officine.

Mystificateur depuis toujours, cet admirable dessinateur qu'était Jacques Yonnet, exécuta ici pour son plaisir et celui de ses amis quelques timbres-poste authentiquement faux qu'il parvenait facilement à faire tamponner au bureau de poste voisin.

Jamais pour de l'argent, évidemment, mais pour le plaisir ! Il possédait d'ailleurs une telle maîtrise de la gravure miniature qu'il lui arrivait de dessiner un timbre-poste directement sur l'enveloppe !

Jacques Yonnet fut aussi l'auteur d'une bande dessinée, de deux plaquettes de magnifiques poèmes, de chansons loufoques, d'une œuvre pathétique : Gagne ta guerre !, de milliers de pages à la fois fantaisistes et poétiques, accompagnées de dessins, à la gloire des bistrots parisiens, publiés dans L'Auvergnat de Paris.

D'une générosité à toute épreuve, il fut aussi l'ami de peintres peu connus mais de grand talent, qu'il mettait en valeur, tels Espinouze, Moualla, Grimm, Sylvie Dubal ou Belpaume, encourageant ses amis fortunés à en acheter, sans jamais rien demander pour lui-même.

 

RUE DES MALÉFICES


Présentation de Jean-Pierre Sicre

Rue des Maléfices



2000

Quels lecteurs savent aujourd'hui que l'œuvre de Jacques Yonnet, lequel ne publia jamais que ce livre ou peu s'en faut, fut considérée en son temps (les années Cinquante, guère plus) comme l'un des plus brillants météores de ce siècle d'écriture, et par des gens qui n'étaient pas n'importe qui: Queneau, Audiberti, Prévert, Béalu, Seignolle, et quelques autres qui ne le leur cédaient en rien pour ce qui est de l'acuité de l'œil et du refus tranquille des conformismes.

Mais Yonnet était trop insouciant pour faire carrière après un si beau départ. Les poèmes qu'il a laissés, avec quelques pièces brèves écrites pour le théâtre de marionnettes, ne figurent même plus dans les boîtes des bouquinistes : c'était trop peu pour un public habitué à juger les œuvres à leur poids. Quant à poursuivre dans le sillage du présent volume, c'était beaucoup demander à un homme qui n'appréciait guère le travail, fût-il travail de poète. Et puis on ne refait pas un livre comme celui-ci.

Yonnet, que ses amis admiraient parce qu'il avait le génie du bavardage inspiré (les murs des «bistres» du quartier Mouffetard s'en souviennent encore) fut donc condamné, en littérature, à être bref. Tant pis pour nous.

Sa famille aurait sans doute aimé le voir mener, après de bonnes études de droit, une existence paisible de clerc de notaire. La guerre (il avait vingt-quatre ans en 39) et un tempérament peu enclin à suivre l'ornière commune en décidèrent autrement. Soldat de l'ombre ! Voilà un métier bien fait pour plaire à quelqu'un qui toujours aima la nuit et ses fantômes.


Résistance

Yonnet se lance dans la Résistance comme dans un grand jeu. Jusqu'au bout il se voulut une sorte d'enfant grandi, et l'on sait si le risque plaît à ce genre d'hommes. Ce risque, il le courut intensément, on voudrait presque dire innocemment, ce qui dut lui porter chance. Il passa entre les balles qu'on lui destinait et découvrit à cette occasion les dessous cachés du monde: plus précisément ceux d'une ville qui, n'en déplaise aux amateurs de lieux communs, n'a pas l'habitude de montrer ces choses-là au premier venu.

Prendre le maquis dans le Ve arrondissement de Paris n'est pas chose aisée. Le voisinage humain vous livre à toutes les suspicions, à toutes les délations. A moins d'avoir l'aubaine de trouver, au fin fond du fond de tout, une jungle où des êtres, par miracle, vivent encore en liberté, où la parole n'est pas trop galvaudée, où l'amitié a cours.

Cette Jungle, Yonnet la rencontra entre la place Maubert, la Mouffe et le clocher de Saint-Séverin, dans les venelles d'un Paris oublié, où il eut le bon esprit de faire son nid.

Pour toujours. Car la paix revenue (ou ce qui en tenait lieu), il se trouva si bien pris à ce piège ami, à cette vie qui ne demandait rien à personne, qu'il lui fut impossible de tenter sa chance ailleurs. Sa seule ruse fut de mettre à profit son expérience peu banale, d'en détourner le cours, en quelque sorte, pour en faire un livre. Tant mieux pour nous.

Poètes

Yonnet avait lu et connaissait ses poètes : en tout cas ceux qui, de Rutebeuf jusqu'à Laforgue ou Carco, surent faire pousser leur bonne et leur mauvaise herbe entre les pavés des rues. Il avait arpenté au rythme de ses lectures, aussi désordonnées que ses flâneries le long des deux rives, l'histoire confuse de la vieille capitale, sondé ses énigmes, forcé la porte de ses recoins louches.

Grande fut pourtant sa surprise en constatant ceci: dans cette cité moderne où le métro ronfle au fond de son boyau de ciment, où des agents à képi veillent aux carrefours, où l'on écoute la T.S.F. à l'heure du picon-citron, des gens vivent encore, à deux pas de Notre-Dame, comme au temps de maître François Villon. Et il ne s'agit pas là d'une image.

Les clochards, chiffonniers, rebouteux, bistrotiers, gitans et autres traînards qui peuplent l'endroit ne se contentent pas de mener la vie peu rangée qui fut celle de tout Coquillard qui se respectait; ils partagent encore les croyances, superstitions, magies, bref tout le savoir légendaire de ces illustres prédécesseurs. Et de passer leur temps à se jeter des sorts, à larder de fines aiguilles des poupées douées d'inquiétants pouvoirs, à rechercher la protection d'objets ou de lieux magiques - parmi lesquels le bistrot du coin, qui a parfois le même âge que la cathédrale, n'occupe pas la dernière place.

Il n'en fallait pas plus pour que l'ethnographe qui sommeillait en Yonnet se réveillât et écarquillât comme il convient ses yeux et ses oreilles. Un monde aussi étrange, aussi fantastiquement anachronique, pouvait donc exister quasi sous nos yeux sans que quiconque trouvât à s'en émerveiller... ou songeât même à en pénétrer si peu que ce fût les arcanes! Yonnet se donne pour mission, entre deux sabotages exécutés à la barbe de l'occupant, de réparer cet oubli.

Regarder et écouter

Il apprend à regarder, à écouter. Et il faut croire qu'il sut gagner la confiance des indigènes, de leurs sorciers et de leurs griots, car il accumula bientôt assez de notes à leur sujet pour soutenir une thèse en Sorbonne. Ce qu'il se garda bien de faire au demeurant, convaincu qu'un modeste livre écrit dans le feu de l'action ou à la chaude lumière du souvenir vivant, fût-il partiel et partial, a davantage d'enseignement à dispenser que n'en offrira jamais la plus docte compilation. Et pour peu que la poésie ou le génie du conte soient au rendez-vous, c'est la chair même de la ville qui se met à exister, à palpiter sous les yeux du lecteur fasciné - et parfois effrayé -, qui ne sait plus à son tour où s'arrête l'anecdote vécue et où commence la légende.

Mais Yonnet eut une chance encore - qui dut pourtant le faire souffrir. Il fut parmi les derniers à pouvoir observer de tout près cette faune inouïe qui, depuis le moyen âge jusqu'au seuil de ce temps, n'avait jamais cessé de hanter, superbement identique à elle-même, les bas-fonds de la grand'ville. Et cette faune, il la vit en quelques années changer de visage, puis de quartier, avant de disparaître pour jamais.

Sans doute les signes avant-coureurs de cette fin de partie s'étaient-ils manifestés depuis longtemps. Depuis le début de ce siècle en tout cas, qui vit se succéder, pour l'incontestable profit de la chose littéraire, la plus belle théorie de poètes flâneurs de rues que nous sachions au monde: Mac Orlan, Carco, Cendrars, Cingria, Fargue, Follain... Et plus près de nous Robert Giraud et le photographe Robert Doisneau (deux complices amis de Yonnet), ou Jacques Réda encore, tout récemment, dernier limier à courir l'antique forêt de pierre, peuplée désormais des seules ruines du souvenir, elles-mêmes réduites à l'état de traces nostalgiques.

Que le corps d'une ville ait pu changer si vite - ce qu'annonçait tristement un poète de naguère -, n'est bien évidemment pas fait pour nous rassurer. Le marteau piqueur qui éventre les vieilles entrailles de la cité fait bien d'autres dégâts que ceux dont s'émeuvent les urbanistes ou les édiles. Mieux que tous ces gens, les piliers de comptoir que fréquenta assidûment Yonnet savaient qu'une ville est d'abord faite du sang des hommes qui l'habitent - et accessoirement du vin qu'ils ont bu. Ce sont là matières subtiles qui échappent d'ordinaire au calcul des bâtisseurs. Viennent-elles à disparaître ou simplement à changer de couleur, c'est tout un pan de la ville qui fait naufrage et tous les fluctuat n'y changeront rien. A moins que ne s'en mêle la poésie, cette magicienne de la dernière heure, qui s'ingénie à sauver les meubles, et y parvient quelquefois.
 

Jean-Pierre Sicre - Éditions Phébus


TEXTES DIVERS

Redécouvrir Paris...

In Le Monde Libertaire (octobre 1954)

Au dire des spécialistes, les meilleures volontés se désespèrent à tenter d'apprivoiser certains animaux : la baleine trop turbulente, l'escargot têtu et méprisant, le morpion très attaché certes, mais égoïste et volontiers sournois. Eh, bien, une ville, c'est pire encore. Des années durant, vous la frôlez, la caressez, la palpez, l'écoutez battre, jurer ou dormir : si votre frime ne lui revient pas, nib de braise, à tout jamais vous ignorerez son vrai visage. Les façades de brume et les toits jaloux se refermeront sur leurs secrets. Mais si par bonheur, vous êtes admis dans la confidence, miracle ! à vous l'émerveillement en permanence.

Paris ne manque pas d'historiographes. Des milliers de volumes retracent pour nous, restitués avec amour, les événements dont ses pavés généreux ont conservé le souvenir. La tradition orale, étonnement vivace dans certains quartiers populaires, nous a, elle aussi, légué de merveilleuses légendes polies et repolies comme galets dans la mer. L'intense souffle poétique dont le peuple était animé, et aussi sa volonté malicieuse de «tourner» les intolérances ecclésiastiques et policières, nous vaut le plus émouvant florigège de «contes à clé» que l'on se transmet, de bouche à oreille, dans le monde très fermé des enfants. Oyez-en quelques-uns.

Le Cheval Vert

L'inscription gravée : Rüe du Cheval-Vert est encore visible à l'angle de la rue des Irlandais, ainsi dénommée à cause du collège qui s'y installa par la suite. Elle perpétue la mémoire d'un maître-teinturier du 15e siècle. Notre homme voulut un jour tirer vengeance d'un valet de coche, lequel, malhonnêtement habile, trichait aux dés et l'avait ainsi dépossédé d'une bonne somme d'argent.

Le teinturier s'introduisit nuitamment dans une écurie de la rue Tournefort et teignit couleur «pomme pas mûre» le cheval blanc du mauvais compère. Celui-ci, à l'aube, voulut détacher l'animal pour l'atteler. Horreur ! Le canasson était vert ! Sans nul doute il s'agissait d'une intervention diabolique... Le maître, effrayé s'enfuit.

Le cheval, livré à lui-même, entra dans l'auberge où il provoqua une débandade éperdue. Il se mit à boire allégrement les copieuses écuellées de vin chaud sucré réservées à son patron et aux collègues d'icelui. Un peu paf et d'humeur chaloupeuse, il s'en alla baguenauder par la ville et se livra à des facéties qui terrorisèrent tout un quartier.

De courageux moines se saisirent du cheval qu'ils aspergèrent d'eau bénite et enfermèrent dans le cloître Saint-Séverin. Mais le teinturier, prévenu, continua à faire des siennes : le lendemain, le cheval était «brun rouge parsemé de taches noires». On lui rendit une bonne fois la liberté.

Et, depuis quatre cent ans, les enfants, les adorables enfants de la Montagne Sainte-Geneviève croient apercevoir parfois, entre chien et loup, l'inoffensive silhouette d'un cheval libéré de tous harnais folâtrant parmi les pierres, qui leur fait de loin de grands signes d'amitié et ne se montre qu'à eux.

Le Père Rathier

L'évocation de la Montagne Sainte-Geneviève est pour moi inséparable de celle du père Rathier. Sa silhouette de patriarche est devenue à ce point populaire qu'elle participe - déjà - de la légende permanente attachée à certains coins de la vieille ville.

Qui dira la bonté de cet homme, l'immense rayonnement de tendresse qu'il dissimulait mal dans la violence ombrageuse de ses diatribes ?

Le vieux libertaire aux élans généreux, aux souvenirs emplis de sueur et de soleil, aux indignations de prophète, est présentement de santé précaire. Hospitalisé à Brévannes, il n'a point perdu tout contact avec ses amis fidèles. En lui subsiste la tradition sept fois séculaire - elle date de Philippe-Auguste - selon laquelle le «Vieux de la montagne», personnage mi-prince mi-truand, enveloppé de mystère et que l'on voulait Oriental, règne sur les rêves des hommes et contrôle, de loin, les actes de ses partisans, les ribauds et les réprouvés.

Mais revenons à nos légendes, avant de parler de choses plus sérieuses.

La rue de la Colombe


La Colombe (Dessin de Jacques Yonnet)

La rue de la Colombe dans l'île de la Cité doit son appellation à la plus charmante des anecdotes médiévales.

En l'an 1233, une maison de la Cité, proche du fameux «Val d'Amour», s'écroula. Une colombe qui, avec son compagnon, nichait dans une encoignure, fut coincée entre les pierres et ne put s'échapper.

Elle était vivante cependant, mais la délivrer avant d'avoir longuement déblayé les gravats était impossible. Le mâle parvint à nourrir la captive et même à la faire boire en se servant d'un brin de paille comme d'un chalumeau. Les heureuses retrouvailles du couple furent fêtées en grande liesse par toute l'île ; on commémora, sous forme d'inscriptions et d'enseignes, les deux oiseaux, symboles à la fois de l'amour conjugal, de l'assistance dans la détresse et de l'ingéniosité vigilante qu'inspirent les situations dramatiques.

Enseignes

À propos d'enseignes, il y a beaucoup à dire sur la signification profonde - et, bien entendu, secrète - de certains de ces joyaux sculptés, forgés ou peints qui ornent encore nos impostes.

La plupart n'étaient autre chose que l'indication de lieux de rencontre : ceux des membres du très ancien Compagnonnage, lequel veillait jalousement à ce que les «Clefs», les «Arcanes» - procédés professionnels, tours de main minutieusement mis au point par les «Maîtres», ne soient point dévoilés à qui était étranger au monde des bâtisseurs. Ce qui constituait l'unique moyen de lutter contre son exploitation, calquée sur le mode féodal. Nous reviendrons là - dessus. Mais je voudrais ouvrir maintenant le chapitre des confidences. Voici.

Enchantements sur Paris

De très nombreux périples accomplis en tous sens, et durant tant d'années, à travers les «Rues estranges» de cette ville à miracles, m'ont déterminé à lui consacrer une suite d'ouvrages. Le premier, Enchantements sur Paris est sorti chez Denoël.

Il y est fait état de faits troublants, réputés «irrationnels» : coïncidences bizarres, envoûtements, guérisons surprenantes, actes de magie dont je fus le témoin. L'accueil réservé au livre par le grand public m'a confirmé dans l'opinion qu'il existe, entre la pythonisse d'entresol, la dame-médium quelque peu hystérique sur les bords, et le rationaliste primaire, étroit et buté, une importante couche de gens à l'esprit ouvert, et qui acceptent, la tête froide et les pieds sur terre, d'entériner certaines observations, quitte à les étudier, les contrôler à la lumière de la science pure. C'est à ceux-ci que je veux m'adresser.

La première de mes conclusions pourrait s'ériger en système : Lieu-Temps-Événement.

De multiples observations m'obligent à constater que les mêmes sortes d'événements se répercutent, aux mêmes endroits bien précis, de façon cyclique et quasi-prévisible. Et la ville n'est, en l'occurence, qu'un terrain d'expérience extrêmement commode. Elle a ses lieux-crime, ses lieux-conspiration, amour, prière...

Est-il impossible que certaines radiations telluriques, dont nous arriverons bien à déterminer la nature, attirent, «aimantent» des gens de tempérament semblables et qui, par conséquent, se livreront, selon leurs aspirations secrètes, à des actes de même nature ? Je ne le pense pas.

Nostoc

Enfin, je livre ici le résultat de mes investigations les plus récentes. Depuis des siècles, une tradition, de nos jours encore en vigueur dans le quartier Mouffetard et celui des Gobelins, veut que l'on guérisse certaines tumeurs apparentes (on m'a parlé de cancer) par application d'une substance curieuse, la «nostoc». Il s'agit d'une sorte d'algue spontanée qui croit avec une rapidité extraordinaire sur les murs humides, et que les «initiés» n'ont que le mal de récolter, chaque printemps, dans les arrières-cours.

Or, je sais des savants, et non des moindres, qui se livrent actuellement, en Suisse et ailleurs, à des expériences tendant à stopper la prolifération dite «anarchique» des cellules (une «anarchie» qui, pour cette fois, n'aura pas nos sympathies) par la seule proximité, soit d'une grande quantité de mousse vivante, soit d'immenses bancs d'algues sous-marines.

Je suis bien sûr de ne point me tromper en affirmant qu'il y a ici, comme on dit, «anguille sous roche».

Et ce me sera une bien grande joie de confier à ces colonnes le fruit de mes observations futures, sur ce sujet comme sur bien d'autres.

Jacques Yonnet

 

DANS UN CLOÎTRE ESPAGNOL

 

Ciborium navarrais, retable catalan,
L'autel confirmera la Gloire de la Vierge
Aux yeux de maint dévôt venu brûler maint cierge,
Consacrant de l'Art Pur tout l'ineffable élan.

Du retable dressons le somptueux bilan :
Ce lutrin tourmenté d'où quelque diable émerge,
Ce diacre en mal de foi, ce démon porte-verge,
Ces Saints plus que damnés, ce Christ et ce brelan

De moines espérant une vaste lancée
Phallique, liturgique, à ce point avancée
Que trois perverses nonnes aux vols essoufflés,

Se révèlent pour l'heure on ne peut moins capables
De préparer à point certains mets délectables
Et vaguement cousins de nos beignets soufflés.


 

SAINTE PATÈRE

Il est un substantif, honnête et banal autant que modeste, dont l'origine relève cependant de la plus esbaudissante truculence : le mot «patère». Vous savez, ce machin après quoi l'on oublie sa gabardine, là où les gens qui en portent encore suspendent leur chapeau.

Ce vocable signifie aussi (Larousse dixit) des ustensiles fixés au mur, et qui servent à soutenir les rideaux. On veut faire dériver patère de patera, mot latin qui désigne tout autre chose. Eh bien, pas du tout.

La «patera» était, chez les Romains, un vaisseau ressemblant à une soucoupe, peu profond et destiné aux libations. Sa forme rappelle nos actuels «tastevins». Sous prétexte que ces récipients étaient le plus souvent ornés de ciselures, on voulut les assimiler aux cabochons de métal embouti que l'on cloue parfois sur l'extrémité des patères : tout ceci pour justifier une étymologie «tirée par les cheveux». Vous vous méprenez, messieurs de la Sorbonne : cette fois encore, c'est Paris qui a raison.

Adoncques, il était autrefois, dans l'«île aux Singes», une langue de verdure qui, au-delà des Gobelins, partageait en deux notre vieille amie la Bièvre, des constructions de bois et de branchages. Le terrain était à tout le monde : et les riverains qui disposaient de quelques loisirs aimaient à venir se prélasser de temps à autre dans ce lieu calme et ombragé.

Or, en un temps que je crois pouvoir situer aux environs de 1350, un prêtre séculier dont la postérité ne nous a point légué le patronyme, faisait retraite en cette île durant la belle saison. Robinson d'avant la lettre, il vivait chichement dans une cahute par lui construite, et s'adonnait à de profondes et sévères méditations. Il ne dédaignait point, lorsque le temps était chaud, de s'aller livrer, dans les eaux de la rivière, à de dévotes ablutions. Peu d'humains vivaient en ce lieu ; et le prêtre à l'âme pure, n'ayant rien à cacher au Créateur, se baignait dans le plus simple appareil, en gardant toutefois, suprême déférence, son chapeau.

Des ronces, des broussailles formaient de touffus promontoires, et les rives de l'île étaient ainsi bordées de criques charmantes où l'on se sentait chez soi, dans l'intimité confiante des premiers âges.

Un jour, le prêtre s'aventura un peu plus loin que n'eût dû lui permettre le rideau de feuillage. Il n'avait de l'eau que jusqu'à mi-cuisses. Et là, il se trouva nez à nez, si l'on peut ainsi dire, avec deux adorables naïades - comme si Ève eût eu une sœur jumelle. La surprise immobilisa, pour un temps, nos sirènes. Peut-être aussi je ne sais quelle curiosité... Les voies du Seigneur sont impénétrables. Cette vision à lui offerte n'était-elle point l'une des tentations contre quoi l'Évangile nous met en garde ?

Deux soucis assaillirent l'esprit du prêtre : celui de déférer aux liminaires préceptes de pudeur : celui aussi d'implorer Dieu qu'il ne le laissât point succomber et délivrât son esprit de tous ses désirs impurs.

Fortement troublé, il ôta son chapeau, qu'il plaça où le lui commandaient d'éternels principes, joignit les mains au-dessus de sa tête, et en toute humilité récita : Pater noster qui es in cœlis...

Alors s'accomplit le miracle : ô l'ineffable vigilance du Seigneur omniprésent ! Le chapeau resta en place. Adveniat regnum tuum...

La merveilleuse action du Pater prononcé en d'aussi dramatiques circonstances confirma notre prêtre dans ses édifiantes convictions.

Dans l'île même, il bâtit, de ses mains, une chapelle dont il orna le fronton d'un visage féminin rayonnant de divine pureté. Et la chapelle fut dédiée à «Sainte Patère». Nul ne lui tint rigueur d'avoir improvisé, à l'intention de Sainte Nitouche, une sœur cadette...

Chez les Élus aussi, il doit y avoir une «Compagnie Hors-Rang»... J'ai retrouvé, jusque dans les grimoires de la fin du XVIe siècle, mention des vestiges de la chapelle «Sainte-Patère». J'éprouve pour la petite sainte une tendre vénération. Vers elle vont mes pensées, chaque fois que j'accroche mon imperméable. (Jacques Yonnet)

«ÇA COÛTE LA PEAU DES COUILLES»

Jacques Yonnet, franc buveur et joyeux drille inventait une nouvelle blague chaque jour. Son ami Pierre Chaumeil l'avait recommandé à la direction de L'Auvergnat de Paris, pour y assumer une chronique hebdomadaire.

Yonnet, devint avec panache l'historiographe incontournable des Bistrots parisiens. Pour remplir dignement son office et nourrir sa chronique, voilà notre bon Jacques amené à fréquenter chaque jour une demi douzaine des bistrots.

Là, campé devant le zinc, crayon en main et clope aux lèvres, il croquait le patron, les clients ou ses potes qui le suivaient partout, tout en devisant, rigolant, contant des histoires farfelues qu'il inventait au fur et à mesure pour le plaisir de la galerie.

Conteur intarissable, Jacques imaginait une légende pour chaque rade, une anecdote pour chaque événement, une biographie savoureuse pour chaque tenancier.

Nous connaissons tous ses délicieuses hisoires de saints et de saintes, à commencer par celle de sainte Patère qu'il glissa dans ses Enchantements sur Paris.

L'une de ses meilleures inventions fut celle de l'explication amusante de l'expression «Coûter la peau des couilles !»

Il l'inventa devant nous, rue de Seine, debout devant le zinc du père Fraysse, en présence d'un jeune admirateur, poète en herbe, qui portait le joli nom de François Minou.

Voilà cette petite histoire mille fois contée, déformée, plagiée, auto-attribuée depuis par dix piqueurs sans scrupules :

Par un beau jour d'automne, de l'an 1520, année de la mort de l'empereur Moctezuma, du hardi passage de Magellan entre la Patagonie et la Terre de Feu, et année du Camp du Drap d'Or, le duc de Mirnouf (savourez l'anagramme) frustré par le maigre gibier qu'il ramenait dans sa gibecière lors de ses promenades carnassières, souhaita qu'on lui trouvât un instrument sonore capable de lui rendre plus plaisante sa traque aux animaux ailés de son vaste domaine.

Il pria son intendant de convoquer en sa demeure artisans, braconniers et gardes-chasse inventifs, pour les inciter à lui fournir contre récompense un instrument capable d'attirer à portée de son fusil, le gibier à plume dont il souhaitait garnir abondamment sa gibecière.

Martin Hécouille, oiseleur de la contrée, se présenta au château affirmant qu'il possédait un sifflet lui permettant d'amener auprès de lui tous les volatiles qu'il souhaitait.

Une audience fut accordée à Martin par le duc de Mirnouf, assemblée à laquelle assistèrent tous les gens à son service. De l'officier principal de la Maison ducale à la dernère fille de cuisine, intendant, abbés, bourgeois, magistrats, gens de commerce, fermiers et chambrières jusqu'au dernier manant, voulurent assister à l'épreuve dans le parc du château.

Martin tira de sa poche un minuscule appeau qu'il porta à ses lèvres et dont il tira un son à la fois harmonieux et strident qui imposa un silence total à la foule remuante, goguenarde et dubitative, assemblée dans le parc.

Aussitôt, surgissant de toutes parts, à tire d'aile, une nuée d'oiseaux de toutes tailles, vinrent voleter autour de l'oiseleur attirés par l'étrange mélodie.

Le duc satisfait de cette démonstration demanda à Martin quelle récompense il souhaitait pour son ingénieux appeau.

Sans se démonter le moins du monde, Martin Hécouille dit d'une voix claire et sûr de lui :

- J'accepterais de me séparer de mon sifflet si tu me donnes la moitié de ta fortune et de tes terres !

Cette requête suscita une seconde de stupeur avant que les quolibets et les huées ne fusent de l'assemblée. Quant au duc, sans se froisser le moins du monde de cette exigence extravagante, il demeura imperturbable et souriant. Il accepta le marché en grand seigneur, sans discuter.

Cette nouvelle incroyable, qu'un simple oiseleur avait vendu un vulgaire sifflet au duc de Mirnouf contre la moitié de son duché, fit rapidement le tour de la province et se répandit bien au-delà dans le pays.

L'histoire ne dit pas ce que l'oiseleur devint ni ce qu'il advint au duc et à son cher appeau. Mais l'anecdote survit de nos jours dans notre belle «langue françoise» sous l'expression «Ça coûte l'appeau d'Hécouille !» qualifiant un objet hors de prix.

Jacques Yonnet in Paris ma légende, ouvrage inachevé demeuré inédit.


Jacques Yonnet en comique troupier (1935)


Marc Schweizer
(Janvier 2006)


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