Jacques Arnal
L'OR DU GITAN 



Le Cabaret de la Montagne, rue de la Montagne Ste Geneviève, est bourré à craquer. Plus une place libre. Bonne affaire pour l'aubergiste qui se frotte les mains. Une affiche pend devant la porte : «Le Gitan Demeter, héritier de Paracelse, fabriquera de l'or devant vous, ce soir à 23 heures.» De quoi faire courir les foules. Fabriquer de l'or! Tous les alchimistes, depuis la lointaine Égypte de Synesios, se retournent dans leur tombe. «Et si c'était vrai ? Tu crois que c'est vrai ? - Sais pas! Attendons! » Pas autre chose à faire avant le passage fatidique de 23 heures.

Anton, Marin Demeter

Alors que les minutes s'égrènent dans la salle enfumée, des strip-teaseuses dévoilent leurs charmes qui n'intéressent plus que les collégiens attardés ou les amortis précoces. Anton Marin Demeter, de la tribu des Demestre, gitan manouche de 42 ans, n'est pas un inconnu sur la Montagne où s'ébattaient jadis François Villon et ses escholiers.

Anton, comme tout gitan qui se respecte, gratte les cordes de sa guitare sur les airs et les paroles d'une bohême millénaire. Depuis peu, inspiré dit-il par sainte Sarah et sainte Rita ses patronnes, il fabrique de l'or. Parfaitement. Des esprits sceptiques estiment qu'il est en tout cas fort désintéressé, car son aspect dépenaillé prouve qu'il n'a pas cherché à en profiter. Attendons. Les dernières fesses ont disparu derrière les rideaux, dans les derniers trémolos d'une musique lascive.

L'orchestre est soudain saisi de frénésie. On tape sur tout et n'importe quoi, le piano, la batterie naturellement, le bois du comptoir, les casseroles de l'office... Et le Gitanos, comme on disait jadis, fait une entrée fort remarquée. Il est grand, osseux, avec le visage creux de ceux qui ont raté les biberons de leur enfance, l'inévitable queue de cheval nouée par un noeud rouge, et l'oeil noir, velouté, mystérieux, inquiétant du vrai Gitan. Il avance vers l'estrade avec l'aisance du vieux cabotin, son éternelle guitare à la main, et dans le dos, une musette qui date au moins de la guerre de 14.

Le "mercure philosophal"

Cinq minutes de guitare pour saluer l'assistance qui ne lui ménage pas ses applaudissements, et voilà Marin Demeter attaquant le plat de résistance. On lui a installé un petit réchaud de camping qu'il allume avec précaution. Puis il sort de sa musette un mince creuset en terre réfractaire, une fiole et un bâtonnet de plomb. Il fait circuler le bâtonnet parmi les clients du bistrot, pour qu'on s'assure qu'ils s'agit bien du vil métal que l'alchimie va bientôt changer en or. Puis il montre le contenu de la fiole. Du mercure qualifié de "philosophal" pour la circonstance.

C'est bien en effet la substance que tous les alchimistes de tous les temps ont travaillée dans leurs expériences. Puis le bâtonnet de plomb est placé délicatement dans le creuset, avec quelques gouttes du mercure philosophal, et il installe le chaudron de sorcière sur le feu, après s'être assuré qu'il n'y avait rien d'autre dans le creuset. Il fait les choses dans les règles de l'art. Un air de guitare pour amuser la galerie. Au bout de quelques minutes, longues comme une éternité, sur un signe du sorcier à la queue de cheval, nouveau déchaînement de l'orchestre. Un autre signe du même sorcier et c'est le silence total, au cours duquel la voix rocailleuse de Marin Demeter prononce des paroles aussi incompréhensibles qu'apocalyptiques. Un sensationnel comédien, ce Manouche.

La salle est comme tétanisée. Alors, le grand moment est arrivé. Marin saisit le bâtonnet avec une petite pince, l'extirpe lentement, religieusement, de son creuset, et l'offre en pâture aux curieux. Il y a toujours dans l'assistance un joaillier ou un orfèvre pour constater qu'il s'agit bien du métal précieux. Aucun doute, le plomb s'est changé en or! Ovations! Applaudissements! Marin remet le mercure philosophal dans sa fiole, le petit bâtonnet d'or dans un étui, le tout dans sa musette, et le curieux personnage va se perdre dans la nuit de la "Montagne Inspirée".

Je connaissais le truc !

Moi qui connaissais le truc, j'étais stupéfait de l'aisance avec laquelle on fait gober n'importe quoi au bon peuple crédule. C'est la simplicité même, l'œuf de Colomb. Le "mercure philosophal" n'était là que pour éviter le doute, en montrant que le plomb avait bien fondu. Le bâtonnet primitif était en effet du plomb, mais du plomb qui entourait tout simplement un gros fil d'or. Le plomb fondait, se mêlait aux gouttes de mercure, paraissait avoir complètement disparu et l'or apparaissait dans toute sa splendeur. Pas plus difficile que cela. Sacré Demeter.

 

(Jacques Arnal : Mystères et Merveilles - Éditions JMG)


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